[15.11.07]



15.11.07. [1] Clermont-Ferrand. La neige au réveil. Enfance. Joie de l’inattendu venu pendant la nuit. Découverte au réveil. Lecture du chant neuf de l’Odyssée. Canapé rouge. Ici commence le retour du père. Ici le père dit son récit. Ici le père se nomme enfin. Il dit l’invisible aux étrangers qui l’accueillent. Sur le chemin du retour, il parle. À midi, dans un restaurant, les tendres bras d’une jeune princesse qui nous sert à manger. Les seins sous l’étoffe. La peau blanche et son odeur de lait. La chaleur de la peau sous les tissus. Sous les draps. Après-midi, travailler avec Patrick. Après-midi, parler avec Patrick. Evoquer le projet. Entre le retour et le départ il existe un point qui nomme l’étendu du récit. Point de départ. Point de retour. Pour commencer. Traduire le point. Faire le récit de l’étendu du point. L’avenir est la seule trace de la traduction. La traduction affirme au présent son choix et appelle à sa suite un dialogue où trahison et fidélité fondent le récit. Point de départ, pour nommer le commencement. Point de départ, pour défaire l’impossible nom de l’origine. Nul départ possible tant qu’un espoir aspire à pouvoir nommer l’origine. Nul départ possible ailleurs que dans l’insensé de vouloir la nommer. Nommer l’origine traduit l’infini de l’œuvre. Nul départ possible sans convoquer l’infini. C’est là une vérité qu’il n’y a guère que la littérature à avoir approché : la violence commence avec le nom. Point de retour. Je reprends. Je reprends la main. Je me fais père sans enfant. Je perce. Je poins. Je viens. J’affirme. J’écris enfin. Je suis la neige au matin, pas moins.

15.11.07. [2] Clermont-Ferrand. Place Gaillard. J’arrive devant l’immeuble dans lequel ma mère à travaillé jusqu’au printemps dernier. Je l’attends devant l’immeuble. J’attends. J’attends sur un banc. 1933. 2007. Je l’ai attendu longtemps. La fonte des neiges. Je l’ai attendu souvent, ici, sur ce banc. Je me souviens très bien. De l’attente première. Chaque matin, allongé dans le berceau. Je ne me souviens de rien. Pourtant je sais. Les seins et la peau blanche d’une jeune princesse. Ma mère. Son retour. J’ai un an. Deux ans. Je suis dans le berceau. Je me réveille. La maison est dans le noir. Je crie. Personne ne répond. Quand la porte s’ouvre, c’est une autre femme. Je me souviens très bien. De rien. De personne. J’attends devant l’immeuble. Sur le banc. Tous les midis. Manger avec ta mère. La porte s’ouvre. La voilà, avec ses collègues de travail. Nous allons manger. Ensemble. Jamais nous ne serons séparés. Petit chéri. Petit collègue. Petit collègue mon chéri. Tu garderas le secret, n’est-ce pas. Je me souviens très bien. De cette porte qui s’ouvre. Très bien. Sans grincer. Je me souviens. Avoir déposé l’attente dans d’autres corps. Je me souviens très bien. Avoir mangé avec d’autres qu’elle. Je me souviens. De la porte qui s’ouvre et c’est une autre et l’objet qu’elle me tend est froid et dur. Seins de la jeune princesse, adieu. Ma bouche réclame. Et n’aura pas satisfaction quant à l’attente où la tendresse d’une peau chaude, laiteuse, viendrait répondre. Une autre nourriture que celle de son corps m’est donné. Une autre me donne une autre nourriture. J’attends sur le banc. 2007. Je me souviens. De ceux avec qui j’ai mangé. Me souviens de ceux. Avec qui je ne mangeais pas. Me souviens de celle. Mère de mon père. Me souviens du chemin que je fais, chaque midi – Chantelle –, de la rue des Picaudelles à la rue de la Font Neuve. Chaque midi de chaque été, je traverse le village pour aller lui dire bonjour. Lucie. Je viens te dire bonjour. Avec toi, je ne mange pas. Jamais seul avec toi pour manger. Je mange avec d’autres. Avec toi, je ferai à manger. Pour d’autres. Je donnerai à manger la nourriture que j’ai mangé avec toi lorsque je venais chez toi, accompagné, pour manger, rien que pour manger, avec d’autres. Je referai les plats que tu faisais, je parlerai de toi. Par la nourriture. Je parlerai des autres par l’argent. Je parlerai de chacun. Je n’oublierai personne. Je viens. Pour te dire bonjour. Je m’assois de l’autre côté de la table. Tu es en train de finir ton repas. C’est la fin du journal télévisé. Nous regardons la télévision ensemble. Nous ne mangeons pas ensemble. Jamais seuls tous les deux. Lucie et moi, jamais nous n’avons mangé tous les deux. Nous. Regardons la télévision. Effacement de nos présences. Chaque midi. Tous les étés. Être poli. Bien poli. Venir te dire bonjour. La porte s’ouvre. Je suis dans le berceau. Ce n’est pas elle. Pas celle que j’attends. La consolation n’a pas lieu. Quelque part entre septembre 69 et mars 70, la consolation n’a pas lieu. Si je crie, je le sais, le rêve est fini. Et je me réveille. Ici, lieu de la consolation : le réveil. Et dans le berceau, au lieu de la consolation : les larmes : haut-lieu de l’absence de consolation. Je suis assis sur le banc. Une femme s’assoit à mes côtés. Je l’interroge du regard. Avec qui j’ai envie d’être. Elle m’interroge du regard : avec qui j’ai envie de l’être.

15.11.07. [3] Les gants blancs de laine et dedans les mains de ma mère qui tient le volant. L’anniversaire du jour de la naissance de mon père, demain. Être là chez eux. La chambre au fond du couloir, à droite. Une autre chambre. Un autre immeuble. Je trace les lignes du récit entre chaque lieu que mon corps a connu. J’achève la lecture du chant neuf. Pluie fine sur Nantes. 27 avril 2009. Il est encore un peu tôt pour la fiction. Éclaircie. J’annule tous les trop tard et tous les trop tôt. J’écris le chant remis à neuf. Mon retour. Non. Ma naissance. Nécessaire. Et chère. Mère cher père. Je vous écris depuis la chambre au fond du couloir à droite. Je vous écris depuis un champ à la périphérie du village de Chantelle. J’imagine vos corps. Je n’imagine pas. J’écris. Ne sachant pour moi que l’enchaînement des lieux où chaque premier regard porté sur mon corps a eu lieu. Je vous laisse votre histoire. Je fais la mienne. Et j’écris la puissance de désir de chaque premier regard. J’écris la puissance de l’appel. J’écris sa défaite. J’écris comment se défait la puissance d’attente donnée à ce regard, porté sur moi. J’écris la naissance de mon regard. Je sais cela. Je sais aussi que la terre qui nous voit naître a pour nom terre natale. Et je sais qu’il n’existe pas de nom pour nommer la terre où l’on meurt. J’écris ce nom. [Sépulcral ?]

15.11.07. [4] Les lieux du travail. Je les pense comme appartenant aux lieux du secret. Je pense que les lieux du secret sont les chambres, les usines, et les champs. Je pense à cela : dans la chambre au fond du couloir à droite. Je marche dans les champs. Je vais attendre mon père à la sortie de l’usine. Cette scène n’a jamais eu lieu. Je suis dans la chambre au milieux des objets encore attachés à l’enfance. Des vieux journaux. Des cahiers. Le récit d’un adieu à l’enfance passant par les chambres, les champs, les usines. Et l’intrépidité de Nietzsche serait alors, essentiellement, une intrépidité enfantine, dit Dagerman. Elle ne serait pas faite, sans doute, pour qu’on soit à jamais un enfant, mais elle serait peut-être faite pour que l’enfance puisse continuer de juger ce qu’on devient, en la trahissant. Chantelle. Notre enfance. La maison d’en face. Tu sais, ils ont repeint les volets. Les volets verts de notre enfance sont aujourd’hui blancs. On joue à quoi. Trente ans plus tard. Les cow-boys et les indiens dans la vallée dévalent, et dans la chambre ici la porte s’ouvre et ma mère demande comment faire réchauffer les boulettes de viande. Une maison, proche. Une maison, loin. Je traverse la rue. J’entre dans la maison d’en face aux volets blancs. Il a bien fallu d’une manière ou d’une autre changer l’aspect du lieu : afin de montrer qu’il n’appartient plus à ceux qui n’y vivent plus. Comme si la puissance des morts pouvait se laisser impressionner par un pauvre changement de couleur. Comme si la puissance de notre enfance. Notre enfance. Mon frère. Cher absent. La puissance de ce qui n’a jamais existé. La puissance de ce qui a vécu, et vit encore. L’absence n’existe pas. J’écris. Ce qui a eu lieu. J’écris. La puissance des lieux. Traces ineffaçables en nos corps. Le disparu : n’est qu’un chemin qui manque. Je traverse la rue. J’entre dans la maison d’en face.

15.11.07. [5] Clermont-Ferrand. Le matin, très tôt. Marche sur les hauteurs de la ville, dans le gris du jour. Matin. Midi. Marche dans les rues de la ville. Hommes et femmes assis sur des bancs. Avec des sacs remplis du peu qu’ils possèdent. Hommes et femmes de la rue. Hommes et femmes et les bouteilles d’alcool pour tenir. Les femmes dont on ne reconnaît plus les corps de femmes. Hommes et femmes dans la ville. Matin, très tôt. Midi. Tout le jour. Hommes et femmes dans les maisons. Dans les bureaux. Champs. Usines. Hommes et femmes au travail avant l’heure du travail des heures de bureaux. Hommes et femmes levés tôt, dans la nuit, pour laver le sol des lieux du travail. Hommes et femmes entrant dans les maisons pour y laver draps, vaisselle, habits, sols. Et faire propres les lits qui ne sont pas les leurs. Combien payer, tous les matins. Combien payer pour faire vivre à ceux-là ce travail que d’autres ne font pas. Combien faire payer ton propre travail. Matin. Midi. Tous les jours. Il y a. Un seul monde. Dit le philosophe.

15.11.07. [6] Et la porte s’ouvre et mon père m’invite à venir manger avec eux. Boulettes de viande. Papa + maman + boulettes = je suis. Assis. À la table. Avec eux. Dans la salle à manger. Assis. À la table. Du secrétaire. Seul. Dans la chambre. Rue de l’oradou. Quatre fenêtres, et la vue sur l’église, et l’immeuble, face à l’église. Là, août 79, Isabelle m’offre une voiture en carton, peinte en rouge, avec une fleur. Dix ans plus tard, un litre de vodka dans le corps, des tonneaux dans un champ au milieu de la forêt. La voiture écrasée. Et Patrick et moi, vivants. Titubant. Frappant le lendemain sur une machine à écrire chaque lettre de l’alphabet, une à une, et nous promettant qu’à chaque lettre nous associerons un mot pour chaque année qui vient. De jour 1 à jour d’hui. Vue. Sur un commencement. Clinique des neuf soleils. Jambes écartées : un matin, 3h20, c’est ma première sortie. Trente ans plus tard, un autre matin. Le jour se lève. Corps saturé d’alcool. J’aimerais te voir nue. Titubant. Je rentre chez moi. Je m’appuie au vélo de mon père. Deux hommes nés à Chantelle accompagnent chacun de mes pas. L’un avec son vélo. L’autre avec sa canne. Sept ans plus tard, en automne, midi, terrasse d’un restaurant. Anne me parle d’une chambre d’hôpital avec vue sur les montagnes. Une vue douce pour accompagner la mort de sa mère. Que la vue : soit douce aux yeux qui meurent. Fréquentation de la mort. Récit par les vivants. Que la vie soit dense aux corps qui naissent.

15.11.07. [7] Chant neuf. Odyssée. Clinique. Neuf soleils. Rue. Des neuf soleils. Chant neuf. Jour nouveau.

15.11.07. [8] Toute une vie, toute sa vie durant je ne l’entendis jamais dire que cette phrase : je travaillerai demain. Quand il est mort, on a retrouvé une malle pleine de ce qu’il écrivait la nuit : des notes pour le matin, des notes non retranscrites, écrites dans des carnets, dans des livres. Des notes où sans cesse il revisitait les premiers jours, les souvenirs des premiers jours. Des notes écrites dans le souvenir du pas encore écrit, juste avant le premier soir, où tout commença. Les premières feuilles, les premiers mots, les premiers instants, les premières notes. L’espoir en l’extase, mais sans aller. Le début d’une histoire sans cesse retardée. Chaque jour. Chaque instant. Une instance majeure et muette dans l’attente d’un corps pour se déployer : ne m’arrête jamais, n’arrêtons pas là.

15.11.07. [9] Je trace en tout point de ma vie des lignes tendues vers l’infini. Je trace des frontières, des trajectoires. Les trajectoires traversent les lieux où j’ai vécus. Et la frontière : est le vrai lieu de l’inconnu. Le ciel, je peux le voir. Je ne peux pas entrer dedans. Je peux nager dans la mer. Je peux rejoindre l’île que je vois, là-bas. J’ignore à qui appartient cette île. Mais je peux la rejoindre. Je le fais. J’annule la frontière. Une nouvelle frontière se forme alors dans mon dos. Je me retourne. Je n’annule aucune frontière. Nulle frontière ni devant moi ni dans mon dos, mais partout. Je suis. Une île. Nous sommes l’archipel. Chacun en tout point de nos vies traçant des lignes tendues vers l’infini. ATTENTION. N’espère en aucun point de ta vie les voir se rejoindre. ATTENTION. N’attends en aucun point de ta vie la rencontre. Car elle vient. Ceci. Est une définition du mot frontière. Aujourd’hui. L’océan est sans fin. Et unique. Aujourd’hui. L’île est toute petite. Et multiple. La montagne est sur l’île. Le palais, la maison, la ferme, le château, l’usine, la chambre, l’immeuble. Sont sur l’île. Tous, sont uniques. Tous, sont multiples. Les rois, les prétendants, les esclaves, les ouvriers, les hommes libres. Sont sur l’île. Les femmes. Portent le peuple dans leur ventre. Le ventre. Est unique. Les animaux. Sont sur l’île. Quand ta vie commence. Tous, ils sont sur l’île. Voici l’espace. À toi le temps.

15.11.07. [10] Ici, un texte commence par les conséquences d’une action dont le récit n’a pas été entendu. Ici, un texte commence par les conséquences d’une action dont le récit n’a pas encore été fait. Ici, je fais le récit non pas à la place de, mais à la suite. Je fais le récit à la suite du silence. J’entends la réponse que je formule à une question que je n’ai pas entendue. Je défais la volonté de vouloir répondre. Seul chemin pour écrire. Ce n’est qu’à la fin du récit qui commence ici que j’entends la question. Elle est celle que j’écris. Tissant un fil tendu entre hier-moi et moi-qui-viens. Voulez-vous remplacer le fichier existant par celui-ci. Oui, je veux bien.

15.11.07. [11] Il se lève à 9h00. Il a mal dormi. Le lit : trop petit. Matinée : avec Patrick. Question : est-ce je te dérange. Réponse : si je dois répondre à ta question, oui, tu me déranges. Comment accueillir ce dérangement et lui répondre. Chant neuf. Canapé rouge. Midi. Restaurant. Il est avec Patrick. Il a beaucoup de choses dans la tête en même temps. Il se demande comment être là. Il est venu pour voir Patrick. Patrick est là. Il pense : celui que je viens voir est là, je suis avec celui que je viens voir, je ne peux répondre que de ma présence, pas de la sienne. Il pense : je suis calme. Si Patrick lui dit je suis désolé, il répond ne sois pas désolé, cesse de l’être. Il pense : comment est-tu arrivé ici. Il répond pour lui seul, au plus près du concret : je suis arrivé en stop, mon sac à dos est dans la voiture de Patrick, en face de l’immeuble situé au 34 avenue de Grande-Bretagne. Clermont-Ferrand. Il demande. Pourquoi restes-tu ici. Il répond. Parce que je suis venu te voir. Il demande. Quoi te fera partir. Il répond. J’ai rendez-vous avec ma mère. Ils retournent à la voiture. Patrick le conduit place Gaillard. Et maintenant, tu fais quoi. Il rejoint le banc où souvent il a attendu sa mère. Elle vient le chercher en voiture. Elle a des gants blanc. En laine. Elle retire de l’argent avenue Gambetta. Elle lui propose de l’argent. Il dit non merci. Il passe la soirée avec ses parents, chez eux.