[18.11.07]



18.11.07. [1] Ils reviennent dans la maison. Je n’y suis plus. Ils se demandent où je suis parti. Ils se demandent par où je suis parti. Ils savent que je suis parti. Je suis parti en même temps qu’eux. Nous sommes de retour en même temps. Ils demandent où je suis parti. Par où je suis parti. Ils ne demandent pas pourquoi je suis revenu. Nous sommes de retour. En même temps, pas ensemble. Nous sommes autour de la table. Nous faisons le récit de nos vies séparées. À chaque fin de chaque séquence des récits, nous mangeons une boulette de viande. Quand il n’y a plus rien à manger, je dis nous sommes de retour en même temps mais pas ensemble. Je dis : je suis partie du même temps que vous, je le suis en partie, je suis une partie, je suis en partance, je vais partir. C’est pour cela que je suis revenu. Pour vous le dire. Une dernière fois. Une fois au moins. Une fois enfin. Et pour avant de partir cette fois tout vous dire. Pas prêt de partir dans ces conditions. Quand il n’y a plus rien à manger, je me nourris de papier. Est-ce que ça peut remplacer la viande. Mangeurs. Mangeurs. Mangeurs. J’avale tes mots. Je les bois. Mangeurs. Mangeurs. Mangeurs. Nourris-moi du son de ta voix. Que je puisse partir.

18.11.07. [2] Je longe la voie ferrée. Voix de métal. Bras de fer. Je croise des hommes qui marchent seuls. Je guette l’apparition d’une femme nue à la fenêtre d’une maison. Elle m’attend. J’entre dans la maison. Je lui demande si je peux prendre un bain. Elle me lave. Je marche dans les rues. Je fais le tour de la ville par les hauteurs. J’entre dans la ville. Je marche entre les murs. Là, j’ai vécu ma jeunesse. Là, j’ai passé ma jeunesse. Regards. Vers le jeune homme du dernier soir. Il a trente ans. Il rentre encore chez lui par la fenêtre. Il habite au quatrième étage. Il tombe du quatrième étage. Il meurt. Je croise des hommes qui marchent seuls. Je croise des hommes qui tous ont dans les yeux le rêve de rentrer encore chez eux par la fenêtre, et qui tous tombent du quatrième étage, et qui tous ne meurent pas. Je croise leurs yeux. Leurs yeux m’arrêtent. Je continue. Chemin. Sans arrêt. Je fais le tour de la ville par les hauteurs. Rue du docteur petit. Rue du docteur petit prolongée. Alors mon grand, mon petit, mon petit père. Mon petit père. Dépeuple. Vas-y. Dépeuple. Dépeuple. Clermont-Ferrand. Lumière grise. Jour tombant. Dans la marche. Dans les maisons. Dans les ruines. Les femmes attendent. Dans les maisons. Les hommes marchent. Dans les ruines. Défaire. Défaire. Défaire tout ça. Marcher. Reconnaître l’immeuble où pour la première fois. Marcher. Chercher. Patrick. Clermont-Ferrand. Trouver. Patrick. Dans un gymnase. Terrains de sport. Tennis. Je ne reste pas. Le voir jouer. Le trouver. Le voir jouer contre un autre. Le vouloir seul. Pas contre un autre. L’autre, c’est moi. Défaire tout ça. Je ne reste pas. Je sors. Dehors, je le regarde encore un peu. À travers la baie vitrée. Je le vois jouer. Je m’en vais. Nuit tombante. Clermont-Ferrand. Jardin public. Jardin Lecoq. Les lieux de l’enfance, modifiés. Jamais ne reviendront dans le réel les lieux du passé. Je marche. Dans la ville. Dans la nuit. Place de Jaude. Le calme de la place. Dans la nuit. Place de Jaude. Une tempête éclate à l’intérieur d’un corps, et tournoient tous les stades de l’histoire, toutes les strates, toutes les étapes, tous les aigus, tous les graves. Il couche : avec la meilleure amie de sa mère. Il couche : avec la meilleure amie de son père. Il couche : avec son frère, avec sa sœur. Avec sa mère. Avec son père. Il est très malade. Seul, au milieu de la place de Jaude. Nuit tombée. Il appelle sa mère. Au secours. Il veut savoir où il est né. Allo maman. Où est-ce que je suis né. Allo maman. Tempête. À l’intérieur d’un corps. Au milieu de la place de Jaude. Il déchire ses vêtements. Il est nu. Il chante à tue-tête. Une chanson malade. Allo maman tu m’entends je suis dans le train tout va bien je suis assis à la place numéro cent treize il est bientôt minuit tout va bien maman tu m’entends bientôt minuit tu m’entends je te parle tu m’entends je te parle une femme est assise à ma gauche sur la banquette et le paysage défile à travers la baie vitré le paysage défile et je te parle maman tu m‘entends je te parle et j’écris à la femme assise à ma gauche écriture illisible je te parle tu m’entends je te parle et j’écris à la femme tu m’entends j’écris à la femme assise à ma gauche contre la baie vitrée son visage est tourné vers le paysage son visage est collé contre la baie vitrée j’écris tu m’entends j’écris en lettre capitale à cette femme il faut qu’elle puisse lire ce que j’écris maman tu m’entends j’écris en lettre capitale si tu lis par dessus mon épaule gauche pose ta main droite sur mon épaule gauche et j’attends maman j’attends et je vois les jeunes filles passer dans l’allée centrale je les regarde aujourd’hui les corps des filles de l’âge que je n’ai plus maman quel âge as-tu m’entends je regarde et j’écris en lettre capitale si tu lis par dessus mon épaule gauche pose ta main droite sur mon épaule et je patiente maman tu m’entends je patiente j’attends je regarde le visage de la femme assise à mes côtés je détourne mon visage pour qu’elle puisse poser déposer sa main droite sur mon épaule gauche détourne mon visage maman tu m’entends j’écris je ne regarde pas ton visage et détourne le mien pour que tu puisses poser déposer sur mon épaule gauche ta main droite attends maman tu m’entends je continue le mouvement attends si tu lis par dessus mon épaule gauche pose ta main droite sur mon épaule gauche pose ta main droite sur mon genou gauche attends je continue mon écriture se fait lisible maman tu m’entends si tu lis par dessus mon épaule gauche glisse ta main droite sur ma cuisse gauche attends glisse ta main droite la paume de ta main droite sur ma cuisse gauche la paume de ta main jusqu’à mon sexe maman tu m’entends mon écriture se fait lisible tu m’entends je te parle et tout va bien je suis assis dans ce train place numéro cent treize tout va bien maman tu m’entends je te parle et j’écris et j’attends et je sens la main de la femme la main droite de la femme assise à ma gauche la paume de sa main droite sur mon sexe maman je ne la regarde pas tu m’entends mon écriture se fait lisible je ne la regarde pas tu m’entends je sens la main droite de la femme sur mon épaule gauche attends je sens la main je sens la paume de la main glisser je sens mon sexe dans la main attends maman je tourne mon visage regarde la femme sa tête est posée reposée contre la baie vitrée sur mon sexe maman sa tête est posée reposée contre la baie vitrée ses yeux sont fermés et mon sexe dans sa main je vais jouir maman dans sa main tu m’entends bientôt minuit tu entends l’écriture se fait lisible dans sa main je jouis maman tu m’entends. Allo, maman, est-ce que tu m’entends.

18.11.07. [3] Le jeune homme du dernier soir. Le jeune homme du dernier espoir. La trahison avant même d’avoir agi. Je suis traître à l’être. Avant l’être même. Le geste de la main qui vient toucher l’épaule et je dis mais pourquoi je fais ça. Le mouvement d’un corps vers un autre corps et l’histoire est lancé. Ne lui pense aucun avenir. As-tu des souvenirs heureux de nous. Je ne me souviens que du pire. Je me souviens du pire. Dans le village reposent les souvenirs heureux. Dans le village. Dans la montagne. Dans la vacance de la vie. Douceur d’être. Dans l’intensité de la présence. Sans avoir à penser à l’être. Dans l’unité : élément, premier. Nature. Espaces d’origines. Paysage. Paysage muet. Expérience de la séparation. Adieu paysage muet. Un adieu, à l’enfance. En ce temps-là, nous voulions faire du cinéma. En ce temps-là, nous voulions faire la révolution. Qu’avons-nous fait de travers. Mais rien. Nous n’avons rien fait de travers. Nous ne sommes pas responsables de la vie de ceux d’après. Nous sommes responsables de. Nous. Le sommes. Répondre par aujourd’hui. C’est une multiplication. Nous multiplions par aujourd’hui. Des images, prises avant la naissance : oui mais par qui. Est-ce que c’est moi sur la photo. Deuxième chanson. C’est moi sur la photo là le visage là c’est moi c’est moi le bras là moi la jambe tu reconnais me reconnais tu étais là toi avec moi mais qui es-tu là que vois-tu et que dis-tu tu me connais me reconnais tu te cachais je te cachais te cajolais qui cajoler quel est ce temps dis-moi étais-tu avec moi aimais-tu quoi toi avec moi toi tu m’aimais moi je t’aimais quel est ce temps tu reconnais me reconnais tu m’as connu mais c’était quand là c’était qui sur la photo là le visage là c’est moi je ne sais pas comment je fais pour savoir si quoi là de moi sur la photo quoi là du temps quoi là de moi entre la photo là et moi se terre et toi là toi dis-moi quand je regarde la photo quoi là de moi dans la photo que toi tu vois que tu as vu que moi j’ai vu que j’ai vécu tu as vécu vraiment tu crois là tu me vois tu vois là quoi sur la photo aujourd’hui quoi quoi d’aujourd’hui sur la photo dis-moi c’est quoi sur la photo là que je tue sur la photo là que je sais toi que tu vois dis-moi c’est quoi sur la photo quoi d’impossible à voir et quoi possible à voir possible à taire et à tuer sur la photo quoi d’impossible que tu vois et que tu veux que je déchire et que tu veux que là j’enterre oui mais c’est quoi là quoi de moi là c’est la mort là c’est la mienne sur la photo ce que tu vois quoi est mort là sur la photo quoi là de moi jamais été quoi là de moi gisant mort né qui là me manque et quoi là manque aujourd’hui là sur la photo aujourd’hui là regarde en moi dans la photo tu vois là quoi sur la photo c’est moi le mort que tu connais me reconnais c’est ça de moi sur la photo c’est moi le mort sur la photo c’est ça de moi là que tu vois non là pas moi ce n’est pas mort que tu me vois sur la photo ce n’est pas moi le mort pas moi alors c’est qui sur la photo c’est qui là qui là qui la voit c’est qui là qui là qui l’a prise. Fin de la chanson.

18.11.07. [4] Récit. Du dernier soir. Où tu fus ce jeune homme. Récit. Du dernier soir. Où tu fuis le jeune homme. Ton dernier espoir. D’aimer ce jeune homme. Qui te fait face. Que tu es encore. Pour quelques temps encore. Le temps d’en faire le récit. Les moments heureux. Les souvenirs heureux. Est-ce que tu es heureux. Aujourd’hui. 30 avril 2009. Oui. Je crois.

18.11.07. [5] Ici. C’est à la veille de notre commune venue. Ici. C’est le jour de ton retour. Ici. C’est la veille de ce jour où face à face nous écrirons le récit de comment chacun nous sommes de retour. Nous sommes dans la maison commune. Éphémère. Nous sommes dans un temps éphémère où nos vies partagent le récit même du temps. Sans fin. Sans arrêt. Instance majeure, persistance : ne t’arrête pas, jamais, n’arrêtons pas là. Le geste de la main qui vient toucher ton épaule sur le pont enjambant le fleuve. C’est à Paris. 1989. Le geste de la main qui vient toucher ton épaule à la pointe de l’île ouverte sur le fleuve. C’est à Nantes. 2004. Aujourd’hui, 2009, inventer un nouveau geste. Nos yeux se croisent. Je te salue. Nos corps s’approchent et lèvent leurs protections. Dans le silence des corps. DEUX MORTELS QUI SE VOIENT NE PEUVENT PAS S’IGNORER LONGTEMPS. Non, je ne voudrais pas mourir ici. Allons ailleurs.

18.11.07. [6] Déceler une histoire relève de la conscience, non de la sensibilité, qui vécut un temps absolu, sur quoi l’inscription marque peu.

18.11.07. [7] Un être extérieur à la maison entre dans la maison et la vie absente apparaît. Je ne sais pas comment continuer. Est-ce que ça veut dire que c’est fini. Je défais la nécessité du savoir. Je continue.

18.11.07. [8] Marcher dans la ville. Quitter la maison. Longer la voie ferré. Les hommes seuls. Les femmes nues. Des fenêtres ouvertes. Des fenêtres éclairées dans la nuit. Est-ce le soir, ou est-ce le matin. C’est l’hiver. Le paysage : indescriptible. Sa beauté. La nécessité de t’arrêter, un temps. Être immobile pour voir. Et pouvoir parler de ce paysage. Ne pas essayer de le décrire. Dire seulement : que ce temps a eu lieu. Dire l’émotion face au paysage. Ton arrêt. Ta marche arrêtée par l’émotion. Un temps suspendu. Les dés roulent. La roue tourne et déroule le paysage. Je ne veux pas la réponse. Je veux l’incessante reformulation de la question. Je veux grimper. Je veux continuer la phrase. Je veux gravir la montagne. Je veux la mort de l’enfance. Pas la mort de l’enfant. Il reconnaît son enfant : en détournant la charrue. Il comprend par la charrue que c’est lui, ce petit corps, là, dans la terre, c’est lui : son fils. Il perd l’innocence. Il devient père, et prend la mer. Je veux gravir la montagne. Je contourne la ville, par les hauteurs. Je rejoins la ville. Je cherche l’ami d’enfance. Je le trouve quand je n’y crois plus. Quand le mouvement de la marche est lancée. Tu n’as plus besoin d’y croire. Tu trouves. Tu vois. Tu lui parles. Il t’a vu. Tu reprends ta marche. Tu traverses le jardin public municipal. Il est plus petit que dans le souvenir. Le petit bassin d’eau en face des toilettes a disparu. Est-ce que vous avez une cigarette. La place, au centre de la ville, peu éclairée. Le retour dans la maison. En même temps qu’eux.

18.11.07. [9] Quand tu viens chez moi, dans le cœur. Quand je viens chez toi, dans le corps. Est-ce que je te dérange. Oui, tu me déranges : et, heureusement. Est-ce que je demande une autorisation pour écrire à l’intérieur de ta maison. Sur les murs. À même le sol. Dedans. Est-ce que je demande une autorisation pour écrire. Dans ton corps. Parois intérieures. Parole pénétrante. Mon sexe. Paysage. Tu vois. Le monde est vaste et brute. Tu vois. La nuit, les rues, la ville. Et le jour maintenant qui revient. Dans le corps, c’est le même trafic. Un océan. L’espace de la vie. Écris avec moins d’énergie s’il te plaît. Tu fais trembler les murs. Écris avec moins d’énergie s’il te plaît. Tu me fais trembler les parois. Mon cœur va lâcher. Larmes, larmes, larmes. Est-ce que je demande une autorisation pour faire trembler les parois du cœur de la maison. Elle ne survivra pas à mon passage. Je veux te survivre. Je survivrai à la maison. Je survivrai à la terre. Pour cela, je prends le large. Espace mental. Je deviens fou. En même temps, j’oublie tout de ma folie. Vingt années passent. Je reviens. Mon enfant a vingt ans. As-tu oublié mes larmes. Père, ne me dis rien. Laisse-moi faire trembler les parois de ton cœur. Père. Ta maison. Laisse-moi l’oublier. Père. Laisse-moi écrire à la même table que toi. Non. Non. Laisse-moi. Laisse-moi.

18.11.07. [10] Ranger. Faire de la place. Ranger les traces. Les mettre à l’abri. Archiver. Protéger les indices et la mise en forme du récit afin qu’il demeure tel que nous sommes en train de l’inventer. Et maintenant que chacun défasse l’invention. Maintenant. Que chacun lise le récit : selon le seul présent. Seul.

18.11.07. [11] La rivière. Le stade. Les voitures. Le téléphone. La marche vers l’autre ville. La nuit. Le froid. Les gants blancs et les mains de ta mère à l’intérieur. La marche dans l’autre ville. L’ami. Le silence. La nuit tombée. Le retour. Nous trois comme au premier jour. Le premier repas du premier soir. Le dernier mois de l’année. Et l’heure de la suite qui s’abandonne, en confiance, avec un son particulièrement clair. Et puissant.

18.11.07. [12] Il est réveillé par Christian qui toque à la porte un peu avant onze heures. Il dit au revoir à Estelle et à Christian qui reprennent la route. La chaudière ne marche plus. Il se lave le cul avec un gant. Il travaille entre 11h00 et 13h00. Il relit les notes écrites dans les marges du chant neuf de l’Odyssée. Il mange avec ses parents. Il quitte l’appartement et se promène dans la ville. Il quitte l’appartement en même temps que ses parents qui vont au cinéma. Il est de retour à l’appartement en même temps que ses parents. Il prend des notes relatives à la marche de l’après-midi. Il se couche tôt. Il dort très mal.