[19.11.07]




19.11.07. [1] Théâtre. Plateau nu. Deux hommes s’y retrouvent. Ils se parlent. Ils se parlent après s’être vu une première fois. Ils se parlent après avoir parlé déjà. Ils se parlent avant la première journée de marche. Hors le plateau. Ensemble. Ils disent. La vision d’une autruche, sur un plateau de théâtre, à côté d’un comédien qui parle. Au début, le plateau est vide. Entre une autruche. Etablir un parcours. Etablir un rapport. Etablir un rapport entre toi et l’autruche. Etablir ce que l’on cherche. Seuls. Ensemble. Etablir le rapport entre seuls et ensemble. À toute question que tu poses à l’autre, réponds pour toi. Écoute la réponse de l’autre. Mets en rapport les deux réponses. Qui est-ce qui pose les questions. D’où viennent les questions. De quels corps viennent les questions. Qui parle à côté de l’autruche. Un homme. Des hommes. Des femmes. Deux hommes. Une femme. Un homme. Deux femmes. La prise de parole. La présence d’un corps. La présence d’une voix, seule. L’absence d’un corps. Animal. Humain. Il est assis à une table, il mange un sandwich. Il mâche lentement. Il prend le temps de mâcher avant d’avaler. Il mange lentement. Il a fini son sandwich. Il se lève. Il marche vers l’autruche. Il s’approche de l’autruche. Il touche l’autruche. Il parle. Tu me touches. Par la parole. Ta parole me touche. Dit l’autruche. Tu parles si peu d’habitude je ne vois que ton corps. J’ignore tout de toi. Celui : qui est en train d’écouter : est lié à ce qui se dit. Attention. Celui : qui est en train d’écouter : est lié : à ce qui se dit, et non à celle ou celui qui est en train de dire. Attention. Pour que le lien s’établisse avec celle ou celui. Nécessité que les corps, par la matière, se touchent, hors la parole. Écoute-moi bien. Non. Écoute bien. Comme tu veux. Parole. Corps. S’inventent un monde en partage. Parole, et corps, parcourent la ville. Parole. Incarne. Corps. Projette. Une représentation. De la ville. De leur enfance. Un aller-retour. Entre hier-soi et soi qui vient. Entre l’intérieur du corps, et le monde dehors. Un dialogue. Entre deux corps. Une exposition de l’intime. In time. Just in time. [Technique du présent, Jean-Luc Nancy] Face à l’autre corps. Une image. Surexposée. Cramée. Une phrase, pour dire. Dis-moi juste une phrase. Juste une. Just. In time. Juste, une phrase pour dire. De quoi ça parle. Ce que tu cherches. L’or du temps. Attention. Je suis seul. Face à toi. Dans la distance nécessaire à notre rapport. Intime. De parole. En pleine lumière. Le corps. Fait le geste par lequel une parole touche un autre corps. Ici : entre l’écrit. Ici : entre l’écrit et la parole, une distance prend forme et se rend visible : elle a pour nom coïncidence par le présent. Elle nomme ce qui se donne. Elle nomme ce qui donne. Je crois que je vais rester un petit peu tranquille encore pendant quelques siècles. La mort est très longue avant de naître. Je crois que je me souviens. Je sais que j’oublie. C’est bien. Je suis sur le bon chemin. Je finis mon sandwich. Je reste assis à la table. Je sais pourquoi je suis là. C’est rare. J’écoute. J’écoute la phrase interrompue. Je sais. Il y a une phrase interrompue. Je sais. Parmi le peuple de paysans et d’ouvriers, il y a un intrus. Je poursuivrai toutes les phrases interrompues. Tous les intrus, je les accueillerai. Je partirai à leur recherche. Je vivrai dans le tremblement, non de les atteindre, mais d’oser parler à leur suite. Il y a. Deux sources à la parole. La poursuite, et l’accueil. L’interruption, et l’intrusion. Ne trouves-tu pas qu’en ce moment le mot dialectique reprend du sens. Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Mais je crois qu’il y a deux personnes. Deux paroles. Et je crois aussi qu’il y a la première. Et. La seconde. Je crois à la puissance inévitable du premier. Je veux défaire cette croyance. Qui était là d’abord. Qui est le premier. Premier corps. Premier mot. Première image. Première image qui te revient, comme ça, c’est quoi. On me ‘’change les fesses’’. Moi, on me les mange. Moi, je suis dans la cabine du téléphérique et toi tu glisses sur la pente neigeuse de la montagne. J’ouvre les portes de la cabine, pour te rejoindre. Je saute. Je t’appelle. Tu glisses sur la neige. Nous buvons de la vodka toute une nuit. La voiture fait des tonneaux dans un champ. Au milieu de la forêt, nous sommes vivants. Nous écrivons sur une vieille machine, le lendemain. À partir du lendemain, nous écrivons. Nécessité de côtoyer la mort – d’une manière ou d’une autre – pour oser l’écrit. Je m’enferme dans un placard. Dix ans plus tard. On se retrouve à Noël. Dix ans plus tard. J’écris le récit du placard. Ce matin au réveil, j’ai mangé mes deux œufs / deux œufs durs au réveil, comme chaque matin / comme chaque matin, depuis six ou vingt ans / que m’importe le temps de combien de matin / peux-être aujourd’hui même c’est date anniversaire / quelque part quelqu’un dit c’est date anniversaire / qu’est-ce que ça change. C’était la troisième chanson. C’était le début. Un récit, à la place d’un autre. Le seul et vrai placard, c’est le berceau d’attente et la porte qui s‘ouvre et l’objet froid dans la bouche et non la chaleur du sein de la mère qui ne vient pas. pauvre petit chéri. À la place : vodka. À toi : qui n’est ni ma mère, ni mon père, ni ma sœur, ni mon frère, je vais tout montrer. Je serai ce monstre qui ne cachera rien. Es-tu prêt à vivre ça. Es-tu prête à vivre. Et à nommer cela : amour. Qui : veut tout montrer. Fait de l’amour un corps monstrueux. Je veux aimer le monstre de l’amour. Quoi reste ici caché pour ainsi vouloir tout montrer. Monstre. Tout montrer. Démontrer. Défaire. Défaire tout ça. Défaire. La défaite. Et penser des fêtes où dépenser tout. Tout défaire. Tout délier du premier lien, du premier lieu. Commencer. Avec le premier nœud. Du premier lieu. Fais ton entrée. Vas-y, défais le nœud. Fais ton entrée, première. Ta première scène. Ton premier acte. Donner la main / a toujours été ce que j’espérais de l’amour. Allons voir ce lieu. Allons voir ce lieu de la première entrée. Allons voir ce lieu de la première main. Allons voir ce lieu du premier amour. Une main, deux mains. Sur scène, le plateau a quatre murs. Dans lequel de ces quatre murs veux-tu percer ta porte. Le premier mur est le mur de ton père, le second mur est celui de ta mère, le troisième et le quatrième sont pour le frère et la sœur. Quel ordre donner aux murs. Parler à un mur. Parler à un mort. un angle mort. À qui : attribuer le mur du fond. À qui : attribuer le mur invisible. Et les murs à tes côtés. Le plateau, un monde clos s’ouvrant aux mille plateaux du monde. Deleuze. Corrèze. Creuse. Plateaux des mille vaches. Défaire les quatre murs, et laisser venir les corps, et que viennent les âmes. Les quatre murs : la mort, le passé, le présent, l’événement. Faire tourner les faces du cube. Il a donc six faces. Il y a donc six murs et non pas quatre. Le sol, le ciel : ont d’abord été oublié. Ont d’abord été impensé. Temps de l’innocence des quatre murs. Temps de l’innocence où le mur du fond était le sol, et le mur invisible : le ciel. Et tout cela, sans les mots, sans la pensée. Les toits des maisons : annulent le ciel. Les morts : appartiennent au passé. La mort : est notre seul futur su. Notre seule certitude inconnue garantie. Les morts. La mort. Entre un pluriel et un singulier : l’infini du présent. Maintenant. Quand tu entres en scène. C’est l’infini du présent dont tu fais l’expérience. Maintenant. Tu entres en scène. Et tu fais le premier pas qui te rend visible. Tu te rends visible à toi-même. Tu te rends visible à toi-même l’infini du présent. Tu tisses le commencement d’un fil qu’à chaque pas que tu fais tu tends vers le pas suivant. La tension entre chaque pas fait vibrer une émotion plus ou moins soutenable, dans ton corps. La tension entre chaque pas appelle une émotion par laquelle ton corps vibrant donne ce qui le traverse. Tu tends le temps. Tu déposes le temps. À chaque pas que tu fais, ton corps dépose un peu de temps, entre toi et le sol. Tu recommences le temps à chaque pas. Tu crées l’origine du temps à chaque pas. Avant chaque pas, avant chaque venue, il n’y a rien. Avant chaque pas, avant chaque venue, il y a : rien. Avant : il y a ce dont chaque pas de ton avancée fait le récit. Chaque pas de ton avancée vers ce qui vient fait le récit de ce qu’il y a : avant. De ce qu’il y a eu. Avant. Chaque pas de ton avancée fait le récit de ce qui vient. Chaque pas de ton avancée raconte le temps. Passe, par, le temps. Passe, parle, temps. Ici. Dans le temps : lieu de la rencontre. Ici. Dans le temps : intérieur. Ici. Le temps. Est un lieu. Où devient visible. La matière même du temps. Dessinant les contours de ton corps. Dessinant les contours de l’avancée. Vers l’avant. Récit. D’un avant l’autre. Récit. De l’avant derrière – once upon a time – à l’avant devant, qui ouvre, et par lequel tu donnes. En allant. Dans l’allant. Dans la langue, oui. Dans la langue, et par le corps. En chemin vers. Le mur invisible. Vers le fin. Vers la fonte des neiges. Vers le printemps qui vient. Vers la fonte neuve. À chaque pas, tu formes les contours du temps adéquate à ton corps qui vient. Tu formes les contours du temps premier, celui de maintenant. Tu fais le récit de ta venue, celle de maintenant. Tu formes les contours, nécessaires à ta venue. Tu viens. Tu fais le récit du jour où tu viens. Par ton corps présent. Tu vis de l’infini. Est-ce que tu le vides. Tu commences. Avec le corps. Une parole viendrait-elle avant le corps que le corps y perdrait son innocence avant même sa venue. Différence : entre l’homme et l’animal. Une parole qui fait venir le corps. Une parole qui l’accompagne. Une parole qui vient par le corps, par un corps déjà là, et autre. Par un corps seul. Et rien d’autre. Par deux corps, seuls, annulant le seul. Vas-y. Parle avec ton corps. Est-ce que c’est la première fois que ça t’arrive. Est-ce que le premier mot vient avec le premier pas. Est-ce que le premier mot vient avant le premier pas. Est-ce que la parole dite inscrit dans l’espace une marque ineffaçable et fondatrice. Est-ce que la parole dite inscrit dans le cœur de l’homme une présence à partir de laquelle il s’oriente. Est-ce que la parole dite est le vrai cœur de l’homme. Est-ce que la parole dite est à l’origine du temps. La parole : donnée : est à l’origine du temps. Vas-y. Parle avec ton corps. C’est ça. Réinvente le langage de l’homme.

19.11.07. [2] Aujourd’hui. Première présence. Un point de départ pour le corps. Un point de départ pour la parole. Un cœur qui bat dans la parole et dans le corps. La venue d’un homme, seul. Un homme seul. Par le corps et la parole duquel sont passés tous les corps anciens, toutes les vieilles paroles, tous les vieux corps. Et. Il n’en sait rien. Il est dans l’ignorance de la mémoire qu’il incarne. Il marche. Il parle ici dans la nudité de l’espace, sans savoir. Il dit. Je viens ici pour bâtir une ville. Mais avant de bâtir cette ville, je veux une dernière fois marcher dans les rues de celle où je suis né. Je veux la voir encore une fois avant d’en bâtir ailleurs une autre. Je suis né. Ici. Je suis en train de naître. Ici. J’ai quitté cette ville. Il y a vingt ans. Je n’ai jamais quitté cette ville. J’ai toujours vécu ici. J’y reviens aujourd’hui. Afin de partir. Afin de bâtir. Ailleurs. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je revisite les chemins anciens. Je travaille à ce qui vient. Je repasse par tous les lieux du travail des corps et des paroles qui m’ont fait venir. Je suis face à la fulgurance d’une image. Je suis dans une image. Est-ce que tu la vois. Je suis face à un paysage. Je vois les traits noirs des branches d’un arbre se détachant en ombre sur le bleu blanc du ciel. C’est un matin. C’est à Nantes. C’est un petit bar. C’est un petit-déjeuner. C’est un matin heureux. Je vois le monde comme je sais que je peux le voir, parfois, avec cette précision aiguë. Le bonheur, c’est de voir. Je te ferai le récit des lieux où j’ai été heureux. Je te ferai le récit des lieux où j’ai vu. Pour te dire le bonheur au présent, dans le plaisir de dire. Dans le plaisir où le corps et la parole avec toi tissent le présent. Je te dirai le lieu de toutes les naissances. Clinique des neufs soleils, lycée Blaise Pascal, rue de l’Oradou, rue de la Pradelle, rue des neuf soleils, je te dirai le Masal, le Quereuil, la rue Blatin, le quartier Saint-Jacques, je te dirai l’aumonerie du lycée Blaise Pascal, je te dirai Saint-Augustin, le Mont-Dore, Collioure, Lachaud, Yssingeaux, je te dirai l’école Paul Bert et Chantelle et Lafarge, je te dirai Paris, je te dirai Lille, Vallabrègues, Créteil, je te dirai Rennes et je te dirai Nantes, je te dirai Charroux, je te dirai Clermont-Ferrand et je nommerai pour finir la cité nouvelle que parole et corps par le temps auront ainsi dessiné. Cher jour dernier, chaque jour est premier. Seulement si tu as la force d’inventer un nouveau langage pour l’homme.

19.11.07. [3] Il y a deux hommes qui marchent dans une forêt. Tandis qu’ils parlent - on ignore de quoi [de là où nous les voyons, nul son ne parvient jusqu’à nous] -, l’un des deux retrouve sans le chercher le chemin qui mène à la chapelle Saint Georges. Il y avait donc deux chemins se dit-il. Je ne le savais pas. Il est alors soudain seul dans la forêt. Maintenant il sait. Il a trois livres dans son manteau. ‘’La divine comédie’’ de Dante, ‘’L’éternel retour’’ de Surya, et ‘‘Oui’’ de Bernhard.

19.11.07. [4] Au sol, l’immensité d’une carte. Ici, là, ce petit point que tu vois, c’est le village où j’ai vécu entre 5 et 7 ans. 7 ans, c’est l’âge de ma fille. Aujourd’hui.

19.11.07. [5] Tu vois, j’écris ce texte pour perdre la mémoire. Tu vois, je suis là maintenant devant toi. Je viens de ce point, de ce tout petit point sur la carte. Je t’en parle. Ça y est, je n’y suis plus. J’en parle comme d’un lieu qui palpite entre ton corps et mon corps. Ici. Quand je te parle de ce lieu je nous le donne. J’ignore ce que je trouve tandis que je te parle. J’ignore ce que tu trouves. Tandis que tu m’écoutes. Est-ce que tu m’entends. Ce que nous trouvons. Surgit entre nous. Quand je te parle si tu m’entends, nous connaissons toi et moi l’existence d’un secret commun. L’existence d’un passage que cette parole entendue nous révèle. J’ignore ce que tu découvres en même temps que moi. Je sais seulement que cette chose a lieu : en même temps, pour toi, et pour moi.

19.11.07. [6] Marcher à la rencontre des lieux du passé. Rejoindre l’ami d’enfance. Marcher sur les lieux d’un passé commun. Quitter l’appartement où vivent ton père et ta mère aujourd’hui. Marcher vers la mort. Marcher vers ton passé. Quitter un lieu sans passé pour toi. Un lieu pensé comme une demeure pour qu’un homme puisse y venir mourir. Un lieu pensé comme une demeure pour qu’un homme puisse sans effort marcher vers la mort. Les lieux. Où tu as marché non sans effort vers la mort. Un appartement en rez-de-chaussée. Un corps mort dans un cercueil passera aisément par la fenêtre. Personne n’est mort dans cet appartement. Un homme. Est assis dans un fauteuil club en cuir. Chantelle. Fauteuil club en cuir dans la pièce à côté. Nantes. 30 mai 2008. Une parole sait faire revivre un corps. Un homme est assis dans le fauteuil club en cuir, deux mètres devant la télévision allumée 24 heures sur 24 pendant les dix dernières années de sa vie. Presque aveugle pour finir. Le père de ta mère est assis dans le fauteuil club en cuir. Le père de ton père est assis en bout de table, dans la cuisine, rue de la Font Neuve. Chantelle. La place en bout de table est la place du maître. Que le maître soit encore régnant ou qu’il n’en puisse plus de devoir encore être le corps du règne. Que le corps ait voulu jamais ou pas régner. Bout de table. Fauteuil en cuir. Aveugles pour finir. Bifurcation par les récits d’un prisonnier en Allemagne. Seconde guerre mondiale. L’homme est assis dans le fauteuil club en cuir, il parle. Il dit les bombardements. Il dit les avions américains très haut dans le ciel, et les bombes qui tombent sans précision. Il dit la précision des bombardements anglais. Il dit l’usine bombardée en feu, au bout de la rue de Wattignies. Paris. Il dit les récits de résistance, au bout de la table. Il dit comment la France fut un pays en temps de paix. Dit comment la France fut un pays en temps de guerre. Dit le courage des hommes, dit leur faiblesse. Un homme. Est en train de mourir dans un fauteuil club en cuir. Tu le vois mourir. Tu le vois souffrir dans la connaissance de la mort qui vient. Tu le vois souffrir dans la connaissance du pouvoir de la parole qui ne vient pas. Il meurt. Il est mort. Aucun mot de ton corps n’a su accompagner cette mort. La mort de cette homme. Dans le silence. Une télévision allumée face à un corps qui devient aveugle. Je reviens, après sa mort. Je reviens pour entendre sa femme, sa parole, faute d’avoir su parler avec lui, faute d’avoir osé entendre. Je m’assois dans son fauteuil. J’écoute la parole de sa femme. L’homme dans la cuisine au bout de la table a eu quatre enfants. Je demande à ces quatre enfants de me parler de lui.

19.11.07. [7] Rejoindre l’ami d’enfance. Marcher dans la ville où tu es né. Traverser le matin. Traverser le temps gris. Entrer dans un bar proche du lycée où tu as passé huit années de ta vie. Marcher avec l’ami d’enfance dans les rues de la ville du passé. Tu marches. Vous marchez. Vous traversez les lieux de votre enfance. Tu écris. Dans les décors d’un passé mort. Vos deux corps sont la mémoire de ces lieux. À chaque instant de leurs déplacements, vos corps sont la mémoire vivante de ces lieux passés. Je marche. Vers la ville. Je marche. Vers le trou noir de la mémoire. Je veux des traces pour demain. Il va me falloir les écrire. Celui qui n’a pas de souvenirs n’a pas vécu. J’écris les souvenirs. Celui qui n’a pas de souvenir n’a pas ressenti. Je dis ce que j’ai ressenti. Je dis comment celui qui dit ne pas avoir de souvenirs a vécu ce qu’il ne veut plus ressentir. Je veux me souvenir. Je me souviens. De rien. Je fais parler. Le silence. J’écris la naissance d’une volonté. La venue d’une vie. Dans le bar. Il est 10h00. Je pense à l’autre ami d’enfance. Je pense à la main du curé qui le branle. Je parlerai du curé. Ou bien ce ne sera pas nécessaire. J’irai le voir. Cela suffira. Je parle. Avec l’évolution de la nécessité. Avec la mémoire sans traces accessibles qui devient inscriptible par la volonté de l’écrit. Je pense au curé dans l’ignorance de savoir qui sa main a branlé. Devant la cheminée. Je vois trois corps, chacun dans un duvet. C’est la dernière nuit de l’enfance, peut-être. Je fais le récit de l’ignorance. Je fais l’impossible récit d’un retour à l’innocence. Le curé branle. L’ami d’enfance. Qui s’endort. Le curé vient. Se coller contre moi. Trou noir dans la mémoire. Plus rien. L’absence. Ou le silence. La nécessité de l’événement. La nécessité du récit. Un ami. L’enfance. À mes côtés. Le silence d’une enfance. Une main qui branle. Saint-Augustin. Dorian Gray. Mort à Venise. Un adieu à l’enfance. Efface. Offense. Mémoire de ton geste. Aujourd’hui je reviens. Plus jeune que jamais. Je reviens. Plus désirable que jamais. Je suis l’ange de ta mort. Et j’efface de la mémoire le désir qui fut le tien. J’efface de la mémoire le désir par lequel tu effaças le mien, pas encore venu. J’efface de la mémoire l’offense de ta main. Et face à ton corps qui meurt. Je tends la mienne. Pour le coup de grâce. Cette jouissance-là je veux bien que nous la partagions.

19.11.07. [8] Dans le bar. Il est 10h00. Je pense à mes doigts dans ton sexe rugueux. Dans le bar. Il est 10h00. Je pense à l’ivresse qui n’efface pas le souvenir de cette nuit. Je pense à cet homme que je frappe dans l’ivresse. Il est 10h00. Je pense. À cette femme que je frappe. J’efface. Le souvenir de cette nuit. Je me réveille sur un banc. À quelques mètres de chez moi. il est 10h00. Je me réveille dans la chambre au fond du couloir de l’appartement de la rue de l’oradou.

19.11.07. [9] Je pense. Au sperme dont j’ignore la couleur autant que la consistance, et je dis qu’il est noir. Erreur. Je revois très bien la scène. Porte d’entrée. Appartement. L’ami d’enfance quant à lui connaît la couleur et la consistance. Sourire amusée. Il est 10h00. Mon père entre dans la chambre. Il est 10h00. Mon père entre dans la salle de bain. Les portes, dans cette maison, ne ferment pas. Quand les portes sont fermées, le son les traverse. À quoi bon les fermer. Je t’expliquerai. À quoi bon les fermer. Je t’expliquerai. Ce que signifie : une porte fermée. Vas-tu finir par comprendre : le monde entier n’est pas à toi. Mais alors, pourquoi est-ce que j’entends tout. Faire du bruit. Faire du bruit dans la nuit. Dormir dans le même lit. Chahuter. Chahuter dans le noir. La porte s’ouvre, lumière. Mon père le méchant papa lumière et l’ami d’enfance au pied du lit. Je refaisais le lit monsieur papa méchant, monsieur papa douceur. Mon père. Entre dans la salle de bain. Il a vu de la lumière : il entre dans la salle de bain. Pourquoi est-ce que tu penses que les autres ont la même logique que toi. Il n’a pas vu de lumière : il entre dans la chambre. Pourquoi est-ce que tu penses que les autres ne change pas de logique. Pourquoi est-ce que tu ne changes pas de logique. Pourquoi est-ce que tu n’acceptes pas que je change de logique. Il est 10h00. Leur chambre est à l’autre bout de l’appartement. Est-ce que je les entends jouir. Est-ce qu’il y a de la lumière quand ils jouissent. Est-ce qu’ils font la lumière quand ils jouissent. Je ferai la lumière. Je sais qu’une porte qui s’ouvre fait jouir un corps. Il est 10h00. J’enfile les collants de ma mère. Il est 10h00. Je me branle dans un train qui m’éloigne de la ville. J’ouvre la table de nuit. Je feuillette le livre. Des femmes aux jambes écartées, sexes ouverts. Je m’essuie avec la serviette. Il est 10h00. Je me branle une dernière fois sur leur lit. Je t’embrasse. Violemment. Nos dents se cognent. Je caresse. L’intérieur de tes cuisses. Je jouis dans ton ventre. C’est la seule jouissance. Combien de ventres. Je me réveille. Il est 10h00. J’entends mon père qui ronfle dans la chambre à côté. Je quitte la maison. C’est le matin. Soleil. Il est 10h00. Je marche dans la ville. Je vois l’église où tu as fait ta communion. Je vois ton aube blanche. Je vois ton gentil sourire. Vas-y, souris, montre tes belles petites dents bien blanches qui n’ont jamais mordu. J’ouvre la bouche. Et maintenant, je parle. Maintenant, je suis parole proliférante et plus rien, tu ne pourras plus jamais rien saisir de moi.

19.11.07. [10] Rendez-vous dans un bar. Il est 10h00. Rendez-vous dans le centre du pays. Rendez-vous dans le ventre. Dans la voiture. Il est 10h00. Tu es assis devant, à côté de ton père qui conduit. Dans la voiture, assis devant à côté de ton père qui vient te chercher à la gare. Toujours. Toujours c’est lui qui vient te chercher. Le téléphone vibre dans ta poche. Tu décroches. Tu dis que tu longes le lycée. Tu entres dans le bar. Il est 10h00. Tu commandes un café. Tu es à l’heure. Tu es un peu en avance. Toujours. Tu t’assois. Tu choisis une table, un peu en retrait, avec vue sur l’extérieur. Toujours. Un magasin de vélos et de mobylettes, en face. Liquidation totale. Souvenirs. Liquidation totale. 10h00. Tu penses au vélo de ton père. Tu penses à Paris. Tu penses mon père m’a donné son vélo et je l’ai détruit. Tu penses à des chutes de vélo. Tu penses à Paris. Tu penses à l’alcool. Tu ramènes la carcasse du vélo à Chantelle. Tu penses qu’il te faut sauver la carcasse du vélo, puis un jour, c’est ton père lui-même qui va la jeter à la déchetterie. Quand il t’en parle il dit : ton vélo. Tu pensais que c’était la mémoire de l’usine. Tu pensais que c’était la mémoire de 30 années d’usine, 30 années d’usine en vélo, 30 années d’aller-retour tous les jours en vélo. Il t’a fallu une seule année pour le détruire. La mémoire. N’est pas dans les objets mais dans les corps. Ca carcasse des objets. Chantelle. Cimetière. Cadavre. Ils seront les premiers corps de la famille à finir en cendre. Sainte famille. Saintes cendres. M’ont-ils dit où ils voulaient que je les répande. Et si je refusais. Leurs cendres qui me reviennent. J’en ferais mes enfants. Ils me survivraient. Quand je serais mort, je leur demanderais de répandre mes cendres. Là où il m’ont conçu. Partir.

19.11.07. [11] Cadavres, pas encore. La voiture fait des tonneaux dans le champ et les deux passagers survivent. Il y a un champ qui s’ouvre dans la forêt pour que la voiture puisse faire ses tonneaux sans s’écraser contre les arbres. Un champ dans la forêt pour ne pas mourir, pas cette fois. Cadavres pas encore. Voiture écrasée. Les deux passagers survivent. Des objets. Des objets offerts dont tu n’avais aucun besoin, mais dont tu t’es servi pour éprouver les différents modes d’accès à la mort. Tout ce dont tu n’avais pas besoin. Tout ce dont tu avais besoin. Tout ce qui t’a été offert. De quoi avais-tu donc besoin et qui ne t’a pas été offert. De quoi avais-je donc besoin, et que je n’ai pas su nommer. Entendre. Attendre. Vivre. Dans le besoin. Vivre. Entre les murs et les corps de 6O années d’économie d’un couple d’ouvriers. Inventer, sans t’en rendre compte, un statut social peu repérable : rentier fils d’ouvriers. Ne pas connaître le besoin. Tout avoir. Jamais tout. Nécessité du manque. Il dit oui : à tout. Il ne réfléchit pas. Il dit oui : à rien. Il dit oui : au silence. Ne le sait pas encore. N’a besoin de rien. Ne sait pas. Ne connaît pas son besoin. Longtemps. Ne trouve pas l’accès. Longtemps. Hors les différents modes d’accès à la mort, ne trouve aucun accès. Longtemps. J’ai tout = j’ai rien. Je prends rien. J’efface tout. J’étouffe. Je vide la bouteille. Violence par l’alcool. Je prends la route. Tu montes à mes côtés. Et les tonneaux dans le champ au milieu de la forêt. Cadavres, pas encore. Bonne étoile. Espace ouvert dans la forêt. C’est là, c’est par là qu’un passage s’ouvre dans le vivant.

19.11.07. [12] Je marche dans l’allée centrale de l’église avec l’aube blanche, et je branle le curé sur l’autel. Une société, toute entière buvant le sperme des maîtres qu’elle fait jouir. Être docile. Vivre dans une société docile. Participer de la majorité docile. Faire ce que l’on te dit de faire. Ignorer ce que tu veux. T’enterrer vivant dans un contentement aveugle. Ne pas chercher. Accuser les autres. Acquiescer. Accepter sans décider. Ne rien décider. Éviter la question du verbe accepter. Longtemps. Vivre dans un corps dominé par le désir de l’autre. Équation de mort. Naissance manquante. Les regards autour de toi. Une vie toute entière sous les regards. Ils te donnent les ordres. Tu dois répondre. Tu deviens fou. Tu arrêtes tout. Juste à temps.

19.11.07. [13] 10h00. Dans le bar. Une étudiante dans sa lecture. Un livre sous les yeux. Architecture, littérature, espaces Je m’assois à cette place. Si je m’assois à cette place est-ce que tu me verras. Je m’assois à cette place. Tu me vois. Je m’assois à cette place. Je t’attends. Je commande un café. À l’extérieur, liquidation totale. À l’intérieur, tempête dans un crâne où afflue tous les instants de mort de l’histoire. Tu arrives. Nous buvons un café ensemble. Nous quittons le bar. Nous commençons la marche. Boulevard Lafayette. Façade d’une maison derrière les murs de laquelle, une nuit, tu entends pour la première fois les suites pour violoncelle seul de Bach. Si j’écris ‘’une nuit’’, est-ce que tu entends ‘’nuit amoureuse’’. La nuit de l’amour. Venu là pour faire des photocopies. Architecte. Tournage d’un film. Les mains au dos. Les titres me restent. C’est tout. Rien que les titres. Rien d’autre. Fils d’ouvrier. Fils de paysan. Village d’Auvergne ou d’Allier. Guerre mondiale. Un couple. Une femme. Un homme. Les enfants. Le régisseur d’un film. Le régisseur d’une ferme. L’alcool. La trahison. 1992. Je vais mourir, noyé dans les vagues. Impossible de rejoindre le rivage. Nous allons mourir, noyés dans les vagues. Nous rejoignons le rivage. Cadavres pas encore. Ton sexe est humide, ouvert large, dedans je me noie. Boulevard Lafayette. L’implantation des vendeurs de kebab. Le kebab moderne est né en 1971. Mehmet Aygün avait 16 ans lorsqu’il travaillait dans le restaurant turc de son oncle, à Berlin, où l’on servait un plat traditionnel, le kebab. C’est alors qu’il eut l’idée de fourrer dans des pains turcs cette viande, cuite sur une broche verticale et coupée en lamelles, avec de la salade, des tomates, de la sauce et des épices. Le kebab moderne était né sous sa nouvelle forme, celle d’un sandwich que l’on peut manger dans la rue en marchant. Il connut un succès immédiat. Je ne vous ai pas réveillé. Non. Je vous offre des graines d’ipomée bleu Azur. Merci. Si vous avez des projets immobiliers, je vous offre des graines d’ipomée bleu Azur. Merci. Je n’ai pas de projets immobiliers. Si vous avez la main verte, je vous offre des graines d’ipomée bleu Azur. Je n’ai pas la main verte. Merci. Bonjour. Je vous appelle d’Italie. Est-ce que vous connaissez la cuisine italienne. Bonjour. Bonne journée. Clermont-Ferrand. Temps gris. Temps froid. Boulevard Lafayette. Marcher. Jusqu’au Pont de Naud. Mister no. Le pont de celui qui dit non. Un carrefour. Un carrefour pour dire non. Un pont qui enjambe une voie ferrée. Une voie ferrée qui longe l’école Paul Bert. Tu marches sur le pont avec l’ami d’enfance. Tu penses à la première fois que tu as vu l’ami d’enfance. Ecole Paul Bert. Aucune image. Tu ne te souviens pas. L’ami d’enfance a les images. Le conseiller immobilier de ton quartier est heureux de t’offrir ces quelques graines d’ipomée bleu Azur à semer afin d’embellir ton jardin. Les souvenirs reviennent à l’ami dès qu’il revoit les lieux. Aucune image ne te revient. Seulement les sons des mots, les sons des noms, rien d’autre. Tu te souviens des noms. Des titres enfuis. Parfois des images fixes te reviennent. Jamais de mouvement. Tétanie dans le souvenir sans image animée ni son qui te reviennent. Tu passais par ce chemin, tu passais là, tu passais là pour aller au lycée. L’ami d’enfance dit que c’est impossible. Tu dis que tu y passais, sans lui. Tu y passais sans lui qui se souvient. Tu y passais seul. Sans celui qui se souvient. Celui qui souvient annule la possibilité du souvenir. Il ne se souvient pas. Je ne me souviens pas = je n’étais pas là. Nous marchons côte à côte. Temps gris, temps froid. La rue qui monte. À droite, l’immeuble derrière les murs duquel une femme a vécu jusqu’à sa mort. Le cancer qui ronge. Vivre seul. Tu marches avec l’ami d’enfance. Vous marchez dans un chantier où se bâtissent des immeubles résidentielles de haut standing. À l’emplacement même qu’occupait la maternité où tous les deux vous êtes nés. Vous découvrez ça aujourd’hui. Vous êtes nés dans la même maternité. Cela n’a aucune importance. Je suis né cinq mois après toi. Y avait-il dans l’air de la maternité quelque chose encore de ta présence. La réalité de nos présences, aujourd’hui, sans la maternité. Au même endroit, quarante ans plus tard. Tu parles de tes enfants. De là où ils sont nés. Tous les deux sont nés au même endroit. Dans la même ville, ailleurs. Ce n’est pas par là que tu vas trouver l’accès. Ce n’est pas par le retour géographique. Ce n’est pas par le corps présent à nouveau là où il vint au monde. Ce n’est pas par là que ça passe. Non. Marche, dans un décor de mort. Aujourd’hui, le corps présent vivant dans le temps gris et froid.

19.11.07. [14] Vue sur les immeubles de la rue des neufs soleils où j’ai vécu entre juin 69 et décembre 75. Il y a, là, un balcon qui était le notre. Il y a : le bruit des billes tombant au sol à l’étage au dessus. Il y a le balcon, et les jeux avec l’ami d’enfance d’alors. Il y a les jeux entre deux balcons de deux appartements mitoyens. Il y a la façade de l’immeuble, devant. Il y a la façade de l’immeuble, derrière. Il y a derrière : les chambres et la salle à manger. Il y a devant : la cuisine, oui, c’était là. Nous enjambons un muret. Depuis le chantier des immeubles résidentielles de haut standing en construction, nous enjambons un muret jusqu’aux immeubles de la rue des neufs soleils. Une femme nous regarde. Nous marchons vers elle. Nous rassurons la femme. Je dis nous marchons sur les traces de notre passé mort. Alors dit-elle vous habitiez ici. Oui. Moi aussi. Il y a cinquante ans que j’habite ici. Vous devez avoir connu beaucoup de morts. Je ne me souviens pas. Je me souviens de la mère de l’ami d’enfance qui habitait l’appartement mitoyen. Même palier. Même étage que nous. L’ami d’enfance habite aujourd’hui à Angers. Envie d’aller le voir. Envie de surgir dans le passé d’un autre. Au présent. Surgir au présent. Ressurgir au présent chez ceux du passé. Envie d’aller frapper aujourd’hui à la porte de l’appartement dans lequel tu as vécu. Ressurgir au présent dans les lieux du passé aujourd’hui devenu décors de mémoire. Un corps de la mémoire, oh mon enfant. Plus loin, une maison où l’ami d’enfance à vécu. La maison des parents d’une fiancée. Des maisons d’accueil. Combien de maisons d’accueil. Sois le bienvenu. Je fus le bienvenu. Je ne fus pas le bienvenu. Comment je fus le bienvenu. Comment je ne fus que pour incarner l’idée que je me fis de l’être, de l’être bien, venu, de l’être-non, bienvenue. Je t’écrirai : une lettre par jour, tous les jours de ma vie. J’ai pris du retard. Je ne rattraperai pas le temps perdu. Ce sera ma seule promesse. Aujourd’hui. Je marche dans un décor parmi les morts. Aujourd’hui, je marche dans l’image d’un rêve, ici, ce morceau de rue bombée, avec le ciel au dessus, comme dans le rêve, j’ai rêvé ici, avec ça, je sais qu’en rêve j’ai été là. Je suis. Le rêve d’une vie. Non. Je suis au côté de l’ami d’enfance. Nous marchons dans les rues de la ville où nous sommes nés. Je suis en train de naître. Et toi.

19.11.07. [15] Chercher les garages où nous garions la voiture lorsque nous habitions l’immeuble de la rue des neuf soleils. Trouver des garages. Ce devait être là. Marcher vers l’immeuble où l’ami d’enfance a vécu cinq années de sa vie. Il y a une zone que nous traversons et qui séparaient les deux espaces dans lesquels alors lui et moi nous vivions sans nous connaître. C’est le tout début des années 70. Nous traversons cet espace aujourd’hui. Entrer, aujourd’hui, dans ton espace d’hier. Y marcher. Terrain de pétanque où jouait ton grand-père. Une école où tu es allé. Interdit d’entrer dans les écoles. Aujourd’hui. Pour nous. Interdit. Tu n’entreras pas vivant dans le décor des morts. Tu ne vivras pas mort parmi les vivants. Passer. Devant l’école. Regarder. Continuer. Longer un deuxième terrain de pétanque. Arpenter tout un territoire derrière la barre de l’immeuble où tu as vécu pendant cinq années de ta vie. Un territoire, une limite de jeu, c’était là. C’est une ligne au sol, sur le trottoir, nous la franchissons. Nous marchons vers la barre de l’immeuble. Ils ont déplacé l'air de jeu. C’était à quel étage. Je voulais te demander. On habitait bien au quatrième, n’est-ce pas. Il appelle sa mère. Il appelle sa grand-mère. Il appelle à la rescousse tous les survivants. Il veut savoir. Il veut savoir maintenant. D’instinct, quand je lève la tête, je regarde le quatrième étage, c’est là que je porte les yeux. Porter. Les yeux. Porter. La parole. Sortir. Un téléphone. De la poche. Défaire l’absence. Connaître la distance. Rire. Mettre à distance. Oui. Je me souviens. Nous entrons dans la cage d’escalier. Nous marchons jusque devant la porte de l’appartement dans lequel tu as vécu pendant cinq années de ta vie. C’est le même sol. Tu n’arrêtes pas de répéter. C’est le même sol. Appropriation de l’espace, devant les portes. Les espaces communs. Ici, je préparais mes skis. C’est incroyable que ce soit le même sol. C’est le même sol. Partout où tu marches, c’est le même sol. Tu comprends ça. Tu comprends ça aujourd’hui. À partir d’aujourd’hui, tu sais que tu marches sur le même sol. Tu apprends ça aujourd’hui. Où que je sois, où que j’aille, c’est le même sol. Il y a de quoi jouer. Le sol est vaste. Où sont les espaces de jeu. Ils ont déplacé les espaces de jeu. Il existe. Une communauté de femmes et d’hommes qui déplacent les espaces de jeu dans l’avancée du temps. C’est nous. Bifurcation.

19.11.07. [16] Tu es dans un autocar qui roule à vive allure dans une forêt. L’autocar est rempli d’enfants. Direction : le centre aéré. Dans le centre du pays. Un centre : aéré. Un centre : d’asphyxie. Une envie de vomir. Ça manque d’air. L’autocar se gare sur la bas côté de la route. Un des enfants descend et vomit dans la forêt. Ici, au pied de la barre de l’immeuble, ton grand-père garait sa voiture. Ton grand-père ne conduisait pas. Ton grand-père boitait, c’était sa femme qui conduisait, elle conduisait tout. Ici, ton grand-père garait sa voiture. Il pouvait la surveillait depuis la fenêtre de la salle à manger. Les volets sont en métal. Les volets en bois du passé sont envolés. Des projecteurs en haut de chaque barre d’immeuble ont été installés pour éclairer les parkings. Pour lutter contre l’obscurité de la nuit. Pour faire la lumière. Nous revenons. Rue des neuf soleils. Nous rejoignons le boulevard Lafayette. Nous voyons la façade arrière de l’immeuble de la rue de l’Oradou. Nous voyons les fenêtres de la façade arrière de l’appartement de la rue de l’Oradou. Nous passons devant l’église. Je montre l’emplacement pour les affiches et les photos du cinéma paroissial, le Familia. Nous passons devant l’immeuble, en face de l’église. Nous passons par l’été 79. Une voiture en carton, peinte en rouge. Nous marchons dans la ruelle qui longe l’église. Nous rejoignons la rue de l’Oradou. Un terrain de tennis. C’était là. Nous entrons dans la propriété. Sans frapper. Le terrain de tennis est défoncé. Nous marchons dans les ruines. Un homme vient vers nous. Nous échangeons quelques mots avec lui. C’est mon frère qui s’occupait de ça dit-il, dommage qu’il ne soit pas là. Mon frère. L’homme porte un seau rempli d’eau. Sa fille va construire une maison sur le terrain de tennis. Ils construisent des maisons sur les lieux de notre enfance. Normal. Il existe. Une communauté de femmes et d’hommes qui bâtissent des maisons sur les ruines des espaces devenus morts. Normalité des comportements. Survivance. Croyance. Une maison dans la rue qui descend à droite. Ici, cours de catéchisme. Là, la grosse femme qui tient le magasin de journaux. Son mari, tout maigre : moi je n’y crois pas à vos conneries mais ascension je sais ce que ça veut dire, ascension = ascenseur, ce n’est pas sorcier. La boulangerie fermée. Je regarde à l’intérieur. Nous entrons dans l’immeuble de la rue de l’Oradou. Nous entrons par les garages, par les caves. Nous remontons par la cage d’escalier, ça pue. Les boîtes aux lettres ont changé de place. Les boîtes aux lettres en bois sont aujourd’hui en métal, et dehors. Nous montons jusqu’au quatrième étage. Je me retrouve devant la porte. Les serrures n’ont pas changé. J’ai les clés dans la main. Il y a du bruit dans l’appartement. Peur que quelqu’un ouvre. Je n’ai rien à faire ici. Décor la mort. Je ne reste pas. Jour gris. Temps frais. Nous redescendons. Nous sommes derrière l’immeuble. Nous marchons sur les cailloux. Nous marchons au-dessus des garages. Terrible sentiment de tristesse. Nous continuons la marche. Nous passons devant l’ancienne épicerie. Le même prénom que mon père. Le même nom que l’ami d’enfance branlé par le curé. L’ancienne boucherie. Un salon esthétique pour chien. Aujourd’hui. Un salon esthétique pour être humain. Une agence immobilière. Une banque. Une laverie. Une barre d’immeuble pour étudiants de l’école des impôts. Une femme asiatique et le souvenir de sa douceur. Le trottoir. Le petit teigneux. Traverser la rue pour éviter le coup d’épaule. La pharmacie. La pharmacienne. La femme du maire de la ville. Un nouvel immeuble. Rue de la Pradelle. C’était là. Tu as vécu là entre 80 et 86. Ça te secoue, ça me secoue, ça nous secoue. Là, je jouais contre le mur. Là, je me jouais des parties de tennis contre moi-même. Là aussi, là aussi. De fenêtre d’immeuble à fenêtre d’immeuble, on pouvait se voir. On ne le faisait pas. Tu venais chez moi. Refuge. Je venais jouer derrière l’immeuble. Je venais me réfugier chez toi. Nous avons dans nos mains les clés des portes et les serrures n’ont pas changé. Nous marchons dans un décor. Nous sentons que les lieux d’hier sont aujourd’hui vides et morts. Comment les peuplerons-nous. Comment déferons-nous les corps anciens. Soudain, les corps anciens ne font plus peur. Soudain, nous ne cherchons plus à retrouver ce que nous avons vécu.

19.11.07. [17] La vie avant de naître. un avis de naissance. Une avancée dans la naissance. Je ne ferai le récit de rien d’autre. Le seul récit possible à écrire : celui qui provoque la naissance. Et la maintient vivante. Le seul récit nécessaire.

19.11.07. [18] Les amis d’enfance. L’ami d’enfance avant l’ami d’enfance. L’antécédence. La vie à l’œuvre dans le corps de l’autre, avant sa rencontre. Le souvenir de l’autre avant sa venue. Ton rapport d’écoute à ce corps autre. Cette parole extérieure à toi-même. La rivalité entre l’ami d’enfance et le premier amour. Le cœur est un. Indivisible. Je garde tout pour moi. Une vie entière à tout garder pour soi. J’ouvre aujourd’hui le corps du cadavre que je fus. Autopsie. Faire une pause. Aller manger. Passer non loin de là où tu as oublié que tu n’étais plus un enfant, et où tu as continué de rentrer chez toi en escaladant la paroi de l’immeuble. Vouloir une dernière fois rentrer par la fenêtre de ta chambre d’enfance. Une dernière fois. Tomber. Mourir. Il travaille en usine. Aujourd’hui. Tu le croises dans la rue. Il avait l’air d’aller bien. Nous mangeons, de l’autre côté de la gare. Un snack indien. Nous revenons rue de la Pradelle. Nous revenons rue de l’Oradou. La phrase du premier amour est-elle encore inscrite sur le mur. Non. J’étais déjà revenu. Est-ce que tu es bien sûr, cette fois. J’ouvre le corps : de ce qui fut. Le corps : s’ouvre au présent de la vie. Et l’image cramée je ne la crains plus. Mes yeux désormais sauront voir. Nous passons devant l’école. C’était là. Nous nous voyons pour la première fois. Interdit. D’entrer. Dans les écoles. Nous regardons depuis dehors. Les trous dans le sol. Le petit préau, disparu. Le bâtiment en bois, tout au bout. Premier apprentissage d’une première langue étrangère. La musique. L’instituteur, sa grosse moustache. Il dit rions trois fois par saccade de deux. Sa femme. Ta main qui se jette dans la vitre et le verre qui explose et tranche la peau. Le sang qui coule. La cicatrice au bout de l’auriculaire. C’est la main droite. Tu regardes. Elle est toujours là. La cantine. Les femmes qui s’appellent par leurs prénoms et qui se vouvoient. Le passage souterrain par lequel on accède à la salle de sport. Le passage souterrain par lequel des enfants disparaissent. Nous continuons le chemin. Nous traversons la voie ferrée. Nous passons au pied de l’immeuble où vivait le professeur de français. Son nom, toujours inscrit sur une sonnette. Nous allons voir les morts. Nous marchons chez les morts. Nous faisons parler les morts. Nous regardons droit dans les yeux chaque mort et confrontons notre parole à leur présence enfuie que la notre convoque. Nous nous rapprochons du lycée. Nous prenons un café dans un bar à l’entrée du lycée. Nous entrons dans le lycée. La cour. La course. Il manque des arbres. Les souvenirs te reviennent. Les souvenirs lui reviennent. Les souvenirs ne reviennent pas. Les souvenirs nouent. Font lien. Chaque phrase défait les liens anciens. Tu vois ce qui manque. Tu vois ce qui n’est plus là. Tu veux ce qui vient. Les corps s’ouvrent à l’événement. Nous marchons vers les gymnases. Des adolescentes ouvrent une porte. Nous regardons. Nous touchons les corps. Nous pénétrons les corps. Nous jouissons par les corps. Nous faisons la jeunesse au présent du vivant. Nous avons le droit d’être là. Mais que fais-tu donc ici, insensé, sur cette terre où c’est mort parmi les vivants que tu reviens. Je reviens vivant. Je fais le récit d’une naissance. Je gravis les marches d’un amphithéâtre, à ciel ouvert. Du haut de la dernière marche, je vois les salles sombres des rez-de-chaussée, presque en sous-sol. Je vois les salles des cours de français. Je vois les salle des cours de musique. Je connais aujourd’hui le lien vivant entre la langue et le chant. Nul enseignement n’aura jamais su me l’apprendre. Une expérience longue aura été nécessaire pour atteindre ce savoir. Je ne veux pas savoir. Je veux éprouver. Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels.

19.11.07. [19] Il y a une salle tout au bout, là-bas. Dedans, il y a ce type au corps massif, un enfant, qui frappe un adulte. Une brute au grand cœur, pas moins. Nous poussons la porte. Nous marchons dans les couloirs. Silence des couloirs. Quelques élèves attendent à côté des portes, à l’extérieur des salles de classe. J’entre dans la bibliothèque. Ils sont au travail. Ils semblent être ensemble et heureux. Je ne me souviens pas. J’entre dans la bibliothèque. Personne ne me voit. Je suis clandestin dans un décor fait pour un autre temps. Je suis invisible dans leur décor. Couloirs silencieux. Silence partout. C’est le temps de l’angoisse. Ce sont les décors de l’enfui. C’était là. Espace. Vide et plein d’angoisse. Nous y marchions tous les jours. Nous y marchons aujourd’hui.

19.11.07. [20] C’est le début de l’année. C’est l’appel des noms. C’est pendant l’année. Tu ne comprends plus rien à ce que l’on t’enseigne. Tu comprends de moins en moins. Tu ne vas pas pouvoir faire illusion jusqu’au bout. Vous attendez la récréation. Les voilà. Ils sortent. Ils s’embrassent. Vous êtes deux corps de 40 ans au milieu de leurs corps de 15 ans. Vous entrez dans un autre bâtiment. Je suis innocent. Je vous crois. Je suis innocent. Je ne vous crois pas. Nous sortons du lycée. Nous traversons l’avenue Carnot. Nous entrons dans le bar en face. Une menthe à l’eau. Un café. La fumée des cigarettes. C’est bientôt l’heure de nous quitter. Je t’accompagne jusqu’à l’école où tu vas chercher tes enfants. La nuit est tombée. On se dit à peine au revoir.

19.11.07. [21] Chers enfants chéris. Faites moins de bruits. N’écoutez pas. Hurlez. Montez sur les tables. Désobéissez. Taisez-vous. N’écoutez pas. Écoutez tout. N’écoutez rien des ordres. Soyez notre désordre. Que veux-tu que je fasse. Je voudrais que tu les écoutes. Que veux-tu que je fasse. Je voudrais que tu leur parles. Que veux-tu que je fasse. Je voudrais que tu m’écoutes. Je veux. Le désordre au grand jour de l’enfance. Je veux. Le désordre au grand jour d’un amour libre. Est-ce que tu veux bien vivre avec moi. Est-ce que tu veux bien cesser de vouloir. Avec moi. Faire. Un geste de joie. Ne se prémédite pas.

19.11.07. [22] Il se lève très tôt. Il retranscrit les premières notes d’un projet qu’il nomme pour l’heure Point de départ. Il a rendez-vous avec Patrick à 10h00. Il passe la journée avec Patrick. Il marche avec Patrick sur les lieux de leur enfance. Clinique des 9 soleils. Rue des 9 soleils. Quartier Saint-jacques. Rue de l’Oradou. Rue de la Pradelle. Ils évoquent la mort d’un ami commun. Ils vont manger du côté de la gare. Ils reviennent rue de la Pradelle. Rue de l’Oradou. Ils continuent par la rue Paul Bert. Ils passent devant l’école. Ils rejoignent le lycée Blaise Pascal. Ils entrent. Ils sortent. Ils marchent ensemble jusqu’à l’école où Patrick va chercher Anouk et Lubin. Ils se disent à peine au revoir. Il croise Dominique Martin. Il rejoint Patricia. Il ressent de l’attirance pour une femme. Il sent qu’il est à l’affût. Il sent l’envie d’un corps contre son corps. L’envie de sentir la peau. Un autre corps. Verbes lécher, embrasser, pénétrer. Il parle avec Patricia, dans un bar. Le patron du bar le reconnaît. Ça le surprend. Il parle avec Patricia de leur vie d’aujourd’hui. Ils se parlent vraiment. Ils vont chez Claire pour une livraison de champagne. Claire évoque sa venue à Nantes l’été dernier. Le soir, il mange avec ses parents. Il est dans le salon, chez ses parents. Sa mère tricote. Le pied de la lampe halogène barre le visage de son père. Il pousse la lampe halogène. Il passe une dernière soirée avec ses parents.