[20.11.07]




20.11.07. [1] Une odeur forte. C’est l’odeur du marqueur. C’est l’odeur des traces. C’est le marqueur de chaque heure de ta vie. C’est l’heure du marqueur par laquelle tu inscris sur les corps les noms des lieux dont ils rêvent pour le dernier retour. C’est l’heure du retour. Tu inscris sur le carton le nom de la ville. Nantes. Tu rentres chez toi. Tu inscris le nom de la ville où tu vis. Il inscrit par le nom qu’il donne à son enfant le corps et le temps du lieu où il s’autorise à mourir. Il remet tout bien en place avant de partir. Il ne veut pas laisser de traces. Il déchire des feuilles. Il les jette dans la poubelle. Il gomme quelques phrases. Il déchire des vieux tickets de métro. C’est vide, après mon départ. C’était vide avant. Avant, il n’y avait rien. Dans le miroir tu vois les cernes sous les yeux. Tu vois l’apparition des cernes. Tu sens la fatigue. Tu n’es pas encore assez fatigué penses-tu. Tu vois quelques cheveux blancs au dessus de l’oreille gauche. Tu te souviens d’un miroir dans une chambre d’hôtel à Porto. Tu notes la présence d’une erreur dans le récit d’un trajet. Tu revois la forme des lettres d’une écriture adolescente. Tu creuses un tronc d’arbre. Tu fabriques une barque. Tu écris à la place des morts. À la place des noms, tu écris d’autres noms. À la place des mots, tu écris d’autres mots. À la place des rames, tu penses à plonger tes bras dans la mer. Tu penses au métro à Paris. Tu penses aux couloirs et aux tunnels souterrains sous la ville. Tu penses à la succession des nouveaux stades dans le récit d’une vie. Tu écris la sensation du sol dur sous tes pas. Tu entends le désenchantement, la rationalisation, la puissance de l’esprit. Tu entends la puissance d’une fiction du multiple. Tu entends la puissance d’unification du multiple. Tu entends la puissance de la multiplication de l’un. Tu éteins l’ordinateur.

20.11.07. [2] Ils me conduisent au péage de l’autoroute. Ils me conduisent jusqu’au péage. Une voiture s’arrête. Un homme ouvre la porte. Il y a 24 ans. 1983. Il a traversé l’océan. Il arrive en France. Il vient du Chili. Il passe des nuits dans le métro. Un jour il croise un compatriote. Parler la même langue. S’entre-aider. Une arrière cuisine. Faire la vaisselle. Des foyers. Faire venir femme et enfants. Construire une maison. Construire une maison au Chili, là-bas, là-bas où sa mère est restée vivre. Y retourner tous les ans. Rêver d’y retourner pour toujours. Avoir fait venir les enfants ici, en France. Avoir grandi ici, en France. Des enfants sont nés ici, en France. C’est ici maintenant chez eux. Pour lui, chez lui toujours ce sera là-bas. Le Chili. La terre des amours desquels sont nés les premiers enfants. Nous traversons la France, depuis le centre jusque vers l’ouest. La pluie. La parole puis les silences. Un parking de supermarché sous la pluie. Ils sont où les gens qui vivent ici. Un arrêt sur le bord de la route. La fatigue. Asperger le visage d’eau. Ne pas mourir. Je ne peux pas mourir, j’ai des enfants. Je ne veux pas mourir, je t’aime. Traverser le pays. Construire des maisons. Écrire des phrases pour le livre dans la folie de l’ignorance à qui et pour qui et vers qui. Écrire avec les lieux traversés, sans attache, sans ancrage. Ville, village. Écrire : un lieu pour vivre. Écrire un livre pour faire enfin le récit. Une bibliothèque, le monde. Une bibliothèque, le temps. Les livres intouchés, bien rangés derrière les vitres. Les livres intouchés, la masse des livres achetés. La distance entre le livre et soi. Le souvenir enfui du premier livre. Les premiers mots. Je suis au dessous de moi-même, je le sais, j’en souffre, mais j’y consens dans la peur de ne pas mourir tout à fait. Les premiers mots. Il ne s’agit pour moi de rien moins que de savoir si j’ai ou non le droit de continuer à penser. Les premiers mots. Quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Je les entends à la radio les premiers mots. Je les entends dans une chanson. Il se souvient. De toutes les chansons. Ne se souvient de rien d’autres. Si ça ne chante pas, il n’entend pas. Faire chanter les mots, et pouvoir entendre un peu. Faire chanter les mots. Pouvoir écrire à la suite des premiers, entendus. Pouvoir écrire, longtemps après, les phrases qui donnent vie au suspens, qui l’anime enfin : qui réanime la vie laissée en suspens. Et ne plus s’arrêter, dès lors.

20.11.07. [3] Un trajet, dans la voiture. Tous les week-end. Clermont-Ferrand. Chantelle. Aller. Retour. Nantes. Clermont-Ferrand. Retour. C’est un trait entre deux récits. C’est un temps de récit entre deux récits. Un temps de récit dans les récits. Nous traversons le pays. Tu traverses ta vie. Il pleut. Il rejoint sa femme. Je ne rejoins personne. Impensable. Ils vivent dans le même pays à mille kilomètres de distance. La pensée vers tes amis proches qui vivent loin. Je comprends les larmes à l’idée de vivre. Il tremble. Il arrête sa voiture à la périphérie de la ville. Je descends. J’escalade un pont. Je rejoins un abri bus. J’appelle mon père, j’appelle ma mère. Dormez en paix. Je suis arrivé. Dormez en paix. Je perds le sommeil. Faire sonner les mots ne suffit pas.

20.11.07. [4] Jusqu’où un non-retour peut-il se donner à vivre. Jusqu’où la conscience d’une négation peut-elle être vécu et admise comme étant en chacun de soi l’un des lieux du pire. Jusqu’où la conscience d’un refus peut-elle être vécu et porté comme étant en chacun de soi l’un des lieux du nécessaire. Tu t’assois en face de moi. Tu me parles. Tu chantes. Tu es seule. Je t’écoute. Je rentre chez moi. J’écris dans la violence d’un silence cru plus violent qu’une réponse mal faite. J’écris dans le tremblement de répondre enfin. Je ne tremble plus. La violence aiguise ma parole. Je cherche une phrase qui saura porter la violence jusqu’à te la donner. J’écris la naissance. Je ne réponds plus. J’écris.

20.11.07. [5] Il se réveille à 6h30. Il prépare ses affaires. Il est prêt. Il prend un petit-déjeuner à 8h30 avec ses parents. Il achète à manger pour midi. Ses parents le conduisent au péage de l’autoroute. Une voiture s’arrête. Le chauffeur va à Lorient. Le chauffeur s’appelle Ugo. Il appelle ses parents vers 16h30 en attendant un bus, à Nantes. Il est de retour chez lui. Il mange. Il s’endort à 20h30. Il se réveille à 22h30. Il avance un peu dans sa lecture de Richard III.