COMMENCER – Décembre 2008 [1]
Notes pour un texte à venir






01.12.08. Matin jour pas encore levé, la sirène retentit sur le chantier. Matin jour qui vient, allumer l’ordinateur. Écrire un e-mail pour demander une adresse e-mail. Soir, Frédéric. Bouteille de bière. Mousse de canard. Saucisson cuit. Une liste de noms de personnes que nous voulons inviter à participer à la revue. Faire une liste n’est pas donner une réponse. La réponse à la question de savoir qui nous invitons n’est pas donnée. Je résume le jour. Je vis dans les trous entre les heures et les faits notés. Je travaille les heures et les faits notés. Je me lève vers 4h00. Je travaille dans la nuit, dans le matin, je mange, je dors, je me réveille, je trie des papiers, je signe des chèques, je passe un temps avec Frédéric, le soir, je réponds au téléphone, je parle une minute avec Gwenaëlle, je ne sors pas de chez moi durant tout le jour. Parfois. Je résume une journée en quatre lignes. Revenir sur ces quatre lignes. Faire avec le peu de ces quatre lignes. Revenir sur ce peu. Sur le si peu écrit. Écrire avec ce si peu. Écrire avec. Un : me lever. Deux : travailler. Trois : dans la nuit + dans le matin. Quatre : manger. Cinq : dormir. Six : me réveiller. Sept : trier des papiers. Huit : signer des chèques. Neuf : Frédéric. Dix : Gwenaëlle. Onze : ne pas sortir de chez moi. Douze : parfois.





02.12.08. À quel âge as-tu commencé à porter ton attention. Envers toi-même. Envers chacun. Envers le monde. Naissance de la bienveillance. Descendre jusqu’à la voiture pour aller chercher l’estampe de Thierry Pécataing restée sur la banquette arrière. Interrompre l’écriture. Descendre, puis revenir. Peut-être le téléphone a-t-il sonné en mon absence. Titre de l’ouvrage : EN MON ABSENCE. Peut-être un e-mail est-il arrivé. Titre de l’ouvrage : TU PENSES À MOI. Rejoindre le présent. Faire le récit. Faire le récit : travailler à écrire le chemin qui relie une image à une autre. Sortir. Acheter des lentilles de contact. Poser à la personne compétente quelques questions relatives à un contrat d’assurance complémentaire santé. Changer le contrat afin d’être mieux remboursé. Être remboursé. Une intervention chirurgicale. Perspective. Me faire rembourser mes lentilles de contact. Première fois. Mieux voir. Moins payer. Avoir le droit à ce remboursement depuis que tu as souscrit à la complémentaire santé chez cet assureur. Te faire rembourser. Parler d’argent. Photocopier le texte ‘’technique du temps’’ de Jean-Luc Nancy. Le donner à Frédéric. Photocopier Lenz de Büchner. Rendre le livre. En emprunter d’autres. Emprunter des livres. Te faire rembourser. Emprunter ‘‘Lascaux ou la naissance de l’art’’. Bataille. Aller chercher au Lieu Unique une place pour un spectacle demain. Agnès qui travaille à la librairie m’annonce qu’elle va partir en formation reliure et restauration de livres anciens, pendant un an et demi à partir de janvier. Penser à mon grand-père. Parier avec Caroline que cet homme, là, qui est en train de parler au téléphone est Stanislas Nordey. Acheter les textes de Falk Richter publiés à L’Arche. Se confirmer avec Ann’Lise que l’on se voit la semaine prochaine. Chez eux. Ou dehors. Comme ils veulent. Comme elle veut. Tout me va. Non. Tout ne me va pas. Entrer dans l’exposition. Son titre : la grande décomposition. Parcours. Découverte. Création de mouvements par l’exposition d’objets à différentes étapes de leurs décompositions, destructions, ou autres mouvements vers disparition. Création du mouvement par le regard du spectateur et par la découverte de tels nouveaux objets pas encore vus. Découverte par le regard et par la marche, parmi les objets exposés. Une exposition à la fois joyeuse et légère. Et le titre. La. Grande décomposition. La mort et le mouvement du vivant. Ne pas demander à la fille à l’entrée si elle travaille au grand Café à Saint-Nazaire. Détester le regret. La reconnaître. Douter. Ne pas demander. Son visage. Son sourire. M’asseoir à une table, dans le bruit du bar, lire le début de ‘‘La naissance de l’art’’. ‘’L’homme de Lascaux créa de rien ce monde de l’art où commence la communication des esprits.’’ ‘’La beauté n’est-elle pas ce que nous aimons ? L’amitié n’est-elle pas la passion, l’interrogation toujours reprise dont la beauté est la seule réponse ?’’ ‘’L’essence de l’œuvre d’art (qui touche le cœur, non l’intérêt)’’. Quitter le bar. Aller au cinématographe. Hamlet goes business. Penser beaucoup à la soirée d’hier avec Frédéric. Nous n’avons pas répondu à la question de savoir qui nous invitions. Nous avons évité la question. Je vois peu le film. Suis avec mes pensées bien davantage qu’avec le film.





03.12.08. Matin jour pas encore levé, la sirène retentit. Matin jour qui vient, fin de la relecture des notes de novembre. Vivre une journée. Garder traces d’une journée. Ne retrouver aucune trace. Être face au blanc de la mémoire. Les seules traces que je retrouve ne me suffisent pas. Je veux écrire avec. Ce que je ne retrouve pas. Écrire. Avec ce que je retrouve. À partir de ce que je retrouve. Partir de ce que je retrouve. Découvrir dans le blanc mes seuls pas. Tenir le pas gagné. Rimbaud. Mes pas très seuls. La neige. Walser. Lenz. Lecture de Lenz. Je commence la lecture de Lenz. Je la commence dans une file d’attente. Je suis parmi les femmes et les hommes et je n’y suis pas. Mon corps est là. Colère. Corrélat. Rapport entre deux phénomènes qui varient en fonction l’un de l’autre. Je plonge dans la lecture de Lenz. Refuge. Il marche dans les montagnes. Unité perdue d’avec la nature. Folie que de ne savoir quoi vivre en lieu et place de l’unité perdue. Folie que de devoir en répondre par l’engagement de son propre corps. Répondre au monde : folie. Répondre dans le monde : courage. Répondre hors le monde : désespoir. Récit. D’un accès au monde. Je ne crains pas la folie. Je ne sens pas en moi le danger de sombrer en elle. Je combats. Le désespoir. Le courage. Souvent me manque. Je fais : le récit : du courage qui vient. J’écris : le récit : vers le courage. Le courage ne vient pas. Il faut aller à lui. Je veux pour moi ce courage et l’espère pour chacun. Je me fais cette promesse d’être à la hauteur de ce courage que j’appelle. Le courage ne s’appelle pas. Il se crée de toute pièce, et il est à tenir. Je l’écris. J’expose sa pénible écriture à la vue de qui viendra lire. Ton regard m’oblige. C’est le mien. Mon regard t’oblige. Je te demande. Je n’exige pas. Serons-nous amis. Ce que nous ferons. Dans l’accord ou le désaccord. Sera notre réponse. Chaque jour. Aujourd’hui. 20h30. File d’attente. Lenz. Pompéi. Isabelle et Dominique. La sœur d’Isabelle vit dans le village où je vais faire une lecture dans dix jours. Isabelle dit : comme ma sœur. Isabelle et Dominique me présentent une femme. Isabelle et Dominique me présentent une femme comme étant la femme de. C’est une identité, disent-elles. Être la femme de, présenté comme une identité. Le nom de son mari : est une identité. Quelle est l’identité de cette femme. Je salue Maud et Gaëlle dans le bar. Je rejoins ma voiture. Je rejoins le 46 rue de la ville en bois. Il y a la rue de la vile en pierre, aussi. Je bois du cognac aux amandes. J’apprends que c’est une boisson à la mode. J’enregistre un extrait de La course l’attente. J’ai retravaillé le passage que je vais lire. Vincent a choisi cet extrait pour une émission de textes érotiques. La tristesse des rapports en leur sauvagerie, entre un homme et une femme, dans ce texte. Avoir choisi ce texte. Je le retravaille en essayant de le faire plus généreux. Moins dans la douleur. L’émission radio sera diffusée demain. Je lis. C’est enregistré. Je lis ceci. Un soir. Une table. Autour de la table, nous sommes trente-sept. J’ai compté. Trente-sept. Les corps sont saturés d’alcool. Les têtes : tournent, et sous nos yeux, un homme, une femme. S’enlaçant, se délaçant. Gravissant trois marches et nus, maintenant, nus. Sur la table. Nos têtes pleines chavirant, et nos rires. Et l’homme et la femme face à face à distance sur la table, nus. Maintenant. Reculent chacun d’un pas. Maintenant. Reculent d’un pas. Méfiants. Les yeux jaugent. Les bouches s’ouvrent, se ferment. Les dents raclent les derniers restes dans les assiettes. Et l’homme et la femme. Face à face. Nus. Maintenant. Sur la table. Têtes pleines chancelant jusqu’au silence. Et l’homme et la femme. Dans le silence. Rideau. Lumière. L’image. L’image alors visible. Est. Celle de l’homme tenant son sexe entre ses mains. L’image. Alors visible. Est celle de la femme, écartant les jambes. Chacun reste à distance. Et chacun tour à tour. Muet. Demande à l’autre qui joue l’animal. Demande à l’autre qui joue. Là. Demande. Qui vient jouer. Qui va. Qui vient. Poser la question. Qui vient. Qui va. Donner la. Demande. Demande qui joue. Va, dit l’un. Va. Et l’image. Alors visible. Est celle de l’homme, tenant son sexe, écarté. L’image alors visible. Est celle de la femme. Entre ses jambes, ses mains. Chacun reste à distance. Chacun muet. Tour à tour. Ta valeur. Toi. Ma valeur. Moi. Viens. Me jouer. Toi. Ta valeur. Moi. Ma valeur. A. pplique moi. Toi. Ta valeur. Moi. Ma valeur. Viens. Me jouer. Moi. Ta valeur. Moi. Regarde. Et. Viens. Me jouer. Moi. Regarde. A. pplique toi. Moi. Ta valeur. Toi. Ma valeur. Toi. Regarde. Et. Moi. Regarde. En. Toi. Contre moi. Viens. Entre. Là. Viens. Ouvre moi. Viens. Ouvre toi. A. pplique toi. Moi. Ta valeur. Toi. Regarde. En. Toi. Ma valeur. Moi. Regarde. Et. Va. Regarde. Et. Viens. Regarde. En. Toi. Maintenant. Viens. Maintenant. Ose. Prétendre venir. Maintenant. Ose. Et prétends. Maintenant. Ose prétendre. Maintenant. Ose venir. Maintenant. Viens. Et regarde. Maintenant. Ose regarder. Ceux que tu. Oses. Et maintenant. Cesse. De vouloir. Me comprendre. Maintenant. Cesse. De prétendre. Vouloir. Me comprendre. Cesse. Maintenant. De vouloir. Ici. Un mot. Me manque. Cesse. Maintenant. De prétendre. Vouloir. Ici. Un mot. Te manque. Cesse. Maintenant. Et regarde. Qui tu prétends vouloir. Le mot. Nous manque. Le mot. Va. Maintenant. Va. Et laisse le pire se commettre. Va. Maintenant. Va. Commets le pire. Au nom de ceux que tu prétends vouloir. Comprendre. Commets le pire. Ecrase. Tant que tu peux. Ecrase. Qui tu prétends vouloir comprendre. Ecrase. De les prétendre vouloir comprendre. Va. Ta valeur. N’est pas la mienne. Ecrase. Ma valeur. N’est pas la tienne. Ecrase. Moi. Du poids. De ton. Ne prétends rien. Ne prétends plus jamais. Et maintenant. Viens. Et l’image, alors visible, est celle de l’homme et de la femme dans le silence. Et dans l’image, alors visible, l’homme et la femme face à face, dans le silence, se jettent l’un sur l’autre et de leurs corps se cognent, s’étreignent, se griffent, caressent, écorchent, et leurs ongles, se plantent et tracent en eux quelques mouvements inédits où leurs bouches s’ouvrent sans mots et où chaque geste trace en eux le sillon : où pénètre un corps. Et quand il n’y a plus rien à voir d’eux. Ici. Quand il n’y a plus rien à voir de leur image. Chacun rentre chez soi. Si quiconque était là, à part eux. Chacun rentre chez soi. Maintenant. Je rentre chez moi.





04.12.08. Ce que je comprends. Ce que je ne cesse de comprendre, et que je ne sais toujours pas, et qu’il est peut-être impossible de savoir jamais. Et qu’il n’est peut-être possible de comprendre que chaque jour à nouveau, reconnaître chaque jour - connaître à nouveau, oui, à neuf, chaque jour : c’est le très simple inconnu de ce qui vient, et l’impossibilité dès lors de l’écrire. La possibilité de n’écrire qu’avec le connu. Le surgissement a lieu dans la vie, et l’écrit ne saura qu’en rendre compte. Le surgissement qui a lieu dans l’écrit surdimensionne la vie. Tout art est un mouvement qui se déploie dans l‘impossible désir d’annuler la mort. C’est une joie de le comprendre. Une joie qui libère. Mais qui ne libère que dans l’instant de cette compréhension pas là pour durer. Là pour le mouvement d’après. J’écris. Le mouvement d’après. Non. J’écris le seul mouvement présent. Tendu vers l’après. Et qui exige de moi que je vive pour le présent et non pour l’après. J’écris : l’exigence de ce mouvement que je veux pour ma vie. Je parie que l’écriture de ce mouvement coïncide avec celle de celui de la vie. 12h05. Une voix sage demande à un roi conquérant : - quelle était ta grande défaite ? Il répond : - ma grande victoire. Mahabharata, cité par Atiq Rahimi. Atiq Rahimi a vu Hiroshima mon amour à Kaboul. Pose ta bouche sur la mienne / Mais laisse libre ma langue pour te parler d’amour. Poème anonyme de femmes pachtounes. Écrire une lettre à Marie, Soizic, et Matthieu, en échos et suite à la résidence au Lieu Unique début octobre. 20h30. Personne ne voit la vidéo. Martin Crimp. Pol’n. Acheter un kebbab chaussée de la madeleine. Guillaume. Alice. Manue. Gilles. Loïse. Hélori. Frédéric. Delphy. Yannick. Un verre consigné. L’émission de radio qui passe ce soir. Une femme seule. Ceux qui sont seuls. Ceux qui se connaissent. Ceux qui boivent. Le temps gris et froid et les champs inondés entre Nantes et Bordeaux, dix jours plus tard. Les grosses blagues de Guillaume : s’il y a trop de monde, on pourra toujours demander à Marc Perrin de partir, et Marc Perrin, il n’entre pas, il prend la caisse en carton, il file avec l’argent dedans. Se dire qu’on pourrait manger ensemble un soir. Comme tous les deux ans. Lire la peur et la fatigue et l’appel et l’espoir en l’énergie qu’il ou elle pourrait trouver en une ou un autre. Calcul de mort. Voir qu’elle rayonne, la sentir vivante. La sentir sous le poids de ce qu’elle doit faire et non dans le mouvement de ce qu’elle veut. Subir. Voler. Se voir, ne pas se voir, se voir, prévoir de se voir, une autre fois, et cette fois-ci on en fait quoi. L’entendre dire qu’il va bien, et ne pas y croire. Être déçu par lui ou par elle. Être non pas déçu par lui ou par elle, mais voir l’écart entre l’espoir que j’avais mis en elle ou en lui et ce que je sens et vois de lui ou d’elle aujourd’hui. La déception n’est que le nom de l’écart entre la promesse qui n’a jamais été qu’une promesse faite de soi à soi et la non-acceptation de ce que l’on sent et voit de ce qui est : aujourd’hui. Réaliser, c’est autre chose. Réaliser : rendre réel. C’est se rendre, au réel. C’est une reddition. Une acceptation là où le combat ne peut qu’entraîner le renoncement. Si l’impossible est le seul horizon, vouloir ce qui ne se peut est le renoncement à l’impossible. L’impossible n’est pas ce qui ne se peut et que l’on veut. L’impossible est ce qui ne se peut et qui arrive, surgit, vient. C’est présent. Don. Cadeau. Vie. Différence entre arriver, surgir, et venir. Comment es-tu arrivé ici. Je voulais voir. Je voulais voir comment ça avait bougé, par rapport à la dernière fois. Comment le travail avait fait avancer les choses. Un adieu, à la surprise de la découverte, un bonjour au retour. Et alors, tu en penses quoi. J’en parle. J’en parle à ceux que ça regarde. Le retour qui regarde. Lien étymologique entre garder et regarder. Avoir l’œil sur. Regarder. Mouvement en arrière. En retour. Réitération. Et lui : généreux et perdant. Générosité : fruit d’une acceptation non-résignée, sans aigreur. Les tendres bras d’une jeune princesse. Elle me semble moins carnassière que la dernière fois. Elle me semble plus sûre d’elle dans son personnage. Et les rapports avec chacun modifient alors l’ensemble donné à voir. Je l’ai vu un soir dans une fête chez Guillaume, il y a trois ans, peut-être, il m’avait dit que je le troublais, il avait bu. J’associe ce trouble à une liberté qu’il lisait dans mon comportement de ce soir-là - ersatz de liberté sous alcool en vérité. Une liberté qu’il voyait là où elle n’était pas. Une liberté qu’il lui était nécessaire de voir pour se mettre face à quoi d’un certain renoncement, d’un certain enfermement, d’une vie finie. Penser ta vie finie alors que tu es encore dedans. Aller sans crainte. Lenz. Ce qui secret : ni intérêt, ni dette : dépense. Partir d’ici ? Relire la lettre écrite à Marie, Soizic, et Matthieu. Leur envoyer.





05.12.08. L’accumulation met fin à l’impression du hasard. Sigmund, cité par Paul. De la difficulté de se faire un prénom. De la difficulté de penser une structure. De la nécessité de poser une structure, pour commencer. De la vouloir ferme, pour qu’elle tienne. De la vouloir ouverte, pour qu’elle puisse devenir autre. De la venue d’un verbe : différer : remettre à plus tard, être différent, être dans deux temps différents. La traduction : est le chemin et le temps de passage : d’une langue dans l’autre. La traduction n’est pas le résultat dans la langue d’arrivée : elle est l’invisible du passage entre les deux langues. Le résultat de la traduction = après. Le mouvement de la traduction, c’est pendant, c’est au présent. Différences, et points communs, entre traduction et fiction. Fiction entendue comme la traduction en lui que fait le lecteur à l’instant où il lit. Question : de savoir qui a commencé. Responsabilité : de celui qui invite. Le devenir autre : comme un chemin dans la compréhension de soi par l’autre. Compréhension de soi multiplié par autre = devenir = traduction. Il est 8h30. Je m’assois à la table, à droite des escaliers qui descendent aux toilettes - Café de la place, à Nantes. Au fond de la salle. En retrait. À vue. Avec vue large sur la salle du bar. Avec l’espace dehors visibles par les deux baies vitrées. Observer les autres. Boire un café. Combien existe-t-il de Café de la place dans une ville. Combien de lieux ont le même nom. Combien de corps ont le même nom, le même prénom. Il existe. Une place centrale. Dans la vi[ll]e. Où nos désirs coïncident. Les opacités individuelles. Les inconscients. La clarté commune. La simultanéité de plusieurs jouissances. Une place à l’écart. Pas trop à l’écart. L’écart. Un mot qui ne m’appartient pas. Un mot que je m’approprie. Un mot donné. Un mot pris. Un objet donné, pris, volé, reçu, non-reçu, accepté, désiré, non-désiré, non-donné. Voici cet objet, je te le donne. Mais non, ce n’est pas l’objet que je donne, n’est-ce pas, c’est mon amour que je donne. Si l’amour se donne. Laisse-moi reprendre l’objet. Je ne peux pas reprendre l’amour. Je veux reprendre l’objet, reprendre le don d’amour. Je ne peux pas reprendre l’amour. Nulle reprise. Rends-moi l’objet que tu m’as repris, et reprends ton amour. L’amour ne se reprend pas. Ne se répare pas. Est-ce qu’il se donne. Comment l’abstraction des mots a une vie dans le corps qui les pense et les écrit. Je vais travailler. Je travaille. Je travaille à faire taire l’abstraction sans sa vie de corps. Je travaille à faire corps de l’abstraction. Je n’y suis pas. C’est le chemin que je cherche, le chemin que je veux, pour continuer. C’est le chemin que j’emprunte, je l’espère, aussi perdu que je m’y ressente certains jours. Et si j’écris par le passé, j’écris ma vie présente en même temps. Abstraction et corps. Passé et présent. J’écris. Ma vie présente. Elle présente. Avant, les gens allaient beaucoup au théâtre, car il n’y avait pas de télévision. Quelqu’un dit ça dans le bar. Y aura-t-il encore longtemps des gens, des personnes, des êtres humains, pour dire ça. Des gens pour qui ça a encore un sens. Des gens qui ont connu ça. Des gens qui ont connu des gens qui ont connu ça. Des gens pour qui ça avait davantage qu’un sens. Des gens qui se souviennent de ça. Des gens qui ont vécu ça. Il y a encore des gens qui ont vécu ça. Il y aura un temps où plus personne n’aura vécu ça. Un temps où plus personne n’aura connu quelqu’un qui aura vécu ça. Est-ce qu’alors on le dira encore, ça. Hélas pour moi. Godard. J’AIME MON UTÉRUS. + DE BEAUTÉ. – DE BUDGET. Le différé. La synchronie. Retenir. Attendre. Ouvrir. Lâcher. Rentrer chez moi. Ressortir le soir. Crever l’abcès. Interrompre la conversation quand la musique commence. Ne pas reprendre la conversation quand la musique a cessé. Aller manger à trois au restaurant à côté du bar où nous avons écouté la musique. Aller dans un bar et chercher un corps pour la nuit. Ou commence l’avilissement. Ne désires-tu que le corps. Je ne veux que le corps ainsi je n’ai pas à penser à l’être. Animal. Vouloir être animal. Le plaisir commence dans la conscience de l’être. Le plaisir. La joie. La jouissance. La violence de désir par ton seul regard. Cette folie vive irradiante que je lis dans tes yeux. Vouloir brûler. Vouloir survivre. Je ne brûlerai pas tant que je voudrai survivre.





06.12.08. Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables, - les beautés du paysage ou du grand art. Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle même, sans l’intervention de l’homme.’’ Page 446. Proust. Vidange de la mémoire physique de l’ordinateur. Quelques heures d’écriture envolée. Décider de faire l’accord sur ‘’écriture’’ et non sur ‘’heures’’. La mémoire physique. Je reviens le lendemain pour à nouveau écrire, avec la mémoire de l’écriture d’hier, avec son enfui, avec ce que j’ai trouvé hier et qui reviendra, avec ce qui ne reviendra pas, avec ce que je m’apprête à écrire aujourd’hui. Pour parler de ce jour, il y a deux semaines. Pour dire : et le commencement du jour, et son achèvement : dans l’angoisse. Pour dire, entre : le temps de l’espoir. Pour dire le commencement du jour avec les relents de vie non-vécue, vie à côté de la vie. Pour dire l’achèvement du jour avec les invités tous rentrés chez eux, et le sentiment de ne pas les avoir bien accueillis. Avec le plaisir de préparer le repas. Avec l’invitation faite à venir manger, et l’attente que la venue de chacun fasse l’événement. Avec l’attente qui attend, passive. Avec chacun qui raconte sa journée. Nous sommes six. Avec deux qui ne racontent pas leur journée. Je ne raconte pas ma journée. J’attends qu’on me demande. On ne me demande pas. Je ne raconte pas. Malgré l’envie. Malgré l’envie et la gêne de dire le commencement dans l’angoisse, ou bien : un réveil très tôt vers quatre et travailler le matin encore dans la nuit, puis me recoucher, et me relever : dans l’angoisse. Je raconte ma journée à X quand elle arrive et que nous ne sommes que tous les deux. Elle me raconte la sienne. Elle parle d’une rupture. Elle parle du trouble à entendre la musique quand elle arrive chez moi alors qu’elle écoutait la même chez elle. Virgin Suicide. Préparer un repas. Préparer l’accueil. Parer à. De quoi tu veux qu’on parle. Je ne saurais parler que de l’être : de l’être, et du trouble à être : et, de cela je ne peux parler. Pourquoi ne peux-tu parler. Pourquoi ne parles-tu pas. De quoi tu as peur. Alors, est-ce qu’il a fait beau aujourd’hui. Ils annoncent quel temps pour demain. On n’invite pas à venir improviser. On n’invite pas l’imprévu. Il vient. On ne provoque pas la venue de l’imprévu. On provoque la venue de tels corps et ensemble on fait quoi. Poser les questions pèsent sur la possibilité d’être. Poser les questions ne suffit pas. Le courage : est de répondre. Comment avancer avec les questions et sans elles. La fatigue : d’avoir à répondre, sans cesse, d’avoir à penser, sans cesse. La fatigue : de ne pas répondre. Le courage, nécessaire, pour la pensée, pour l’action, autant que pour l’abandon. La fatigue : de ne pas donner une réponse juste et vraie à la question que je pose. C’est quoi la question que tu poses. La fatigue : de l’évitement. La fatigue : de ne pas risquer l’être.





07.12.08. Je propose que chacun creuse son sillon. Je propose que chacun trace sa voie. Je propose que chacun se concentre sur sa voie, sur le creusement en cours de son sillon. Pariant que c’est dans l’extrême de cette concentration active, qui chemine, qu’une rencontre vraie à l’autre, qu’un imprévu réel, peut avoir lieu. Je propose qu’il n’y ait pas de spectateur. Je propose que nous soyons tous acteurs. Je propose qu’il y ait un seul spectateur, et que son action soit celle de celui qui regarde. Cette question du spectateur n’est pas la mienne. Cette question du spectateur est aussi la mienne. Je propose d’appeler celui qui regarde l’acteur-spectateur. Je propose d’activer le pouvoir de sa présence. L’action de sa présence. L’oubli de sa présence. Selon qu’il est : dos à un mur ; au centre de l’espace assis sur une chaise ; dans la zone frontière entre deux espaces assis sur une chaise ; ou encore mobile dans l’espace. L’acteur-spectateur qui intègre l’espace de l’improvisation appartient au même titre que chacun à l’improvisation : il creuse simplement le sillon de celui ou celle qui regarde, et c’est une action et une présence qui lorsque la rencontre a lieu avec d’autres présences ou d’autres actions : modifie chacun : regard d’acteur-spectateur modifié autant que ce qui a lieu et qu’il regarde. Il y a : un seul monde. Badiou. Le spectateur passif est un leurre. Je propose à chacun de se choisir un mot comme à la place de son nom. Comme. À la place de. Je choisis le mot départ. John choisit le mot merci. Il y a une assemblée générale de l’association. Être adhérent. Être à vue. Être président. Être caché. Être dissimulé. Être bienfaiteur. Être influent. Être moteur. Être secrétaire. Être muet. Être fondateur. Être trésorier. Être maître. Être abandonné. Être prêt. Être actif. Être toujours là.





08.12.08. Je ne reprends pas la conversation. Elle est à reprendre. J’écoute les mots du philosophe. J’écris les mots du philosophe. J’écris l’esprit. J’écris la puissance de l’unification du multiple. J’écris l’esprit. J’écris la multiplication de l’un. J’écris l’esprit : qui passe par la question de la mort, des morts, des revenants, du rapport entre la mort et la vie. L’esprit. Les esprits. La mort de Dieu. La liquidation du sur-moi. La question de l’esprit comme étant la question du nous. La question du nous comme étant le rapport des je entre eux. L’individuation – collective, psychique – comme étant un processus d’adoption. L’adoption d’idées, de techniques, d’immigrants, d’enfants. Adopter = reconnaître. Il n’y a que de l’adoption dans les faits. Ou bien. Il n’y a de l’adoption que dans les faits. Dans les faits symboliques. Il y a. Le désamour. Il y a Gente di plastica, Pippo Delbono, Bernard Stiegler. Il y a ce qui consiste, ce qui existe, ce qui subsiste. Il y la précision de ta parole. Il y a le charme qui opère dans la justesse de ce que tu dis. Être sous le charme de la justesse des mots que tu donnes pour nommer ce qui est. La puissance de cette justesse. Il y a le gouffre où je sombre : solitude sombre. Il y a le refus du réconfort. Il y a son attirance. Il y a le combat : avec la consolation. Solitude vive contre solitude morte. La rencontre n'est pas un arrangement. Je n'ai pas fini d'entendre ses mots. Je n’en connais pas encore en moi la vérité. Je sais qu’ils disent le vrai. Je reconnais le vrai qu’ils disent. Rendre le vrai vif. Reconnaître et défendre comme valeur ce que je sens être vrai. Activer le vrai. Des mots. Et. Quand me taire m’apparaît comme la seule possibilité d’aimer. De telles pensées accablent. Quand les larmes apparaissent comme le commencement d’une force. L’appel à vivre. Quand les larmes appellent une consolation. Refus de vivre. À l’instant, je renonce à la consolation. Relecture des ‘‘Mille maisons du rêve et de la terreur’’, Atiq Rahimi. Parler aux morts. Entendre les morts parler. Présence et absence de Dieu. Alcool. Écriture. Trouver l’incandescence radieuse à opposer à la mort. Penser au regard de cette femme. Penser au feu d’un regard. Penser à la folie d’abandon projeté dans un simple regard. Oseras-tu aller t’y brûler. La peur de te brûler. Il faut brûler pour briller. John Giorno. Le feu. S’y brûler, contre s’y réchauffer. M’endormir à la chaleur d’un foyer. Faire l’incendie. Feu de joie. Nul repos. Le papillon, la flamme de la bougie, la connaissance de la flamme. Écrire. Faire que la vie soit à la hauteur des mots du feu. Être en chemin ne suffit plus. Ma lenteur recouvre peu à peu mon absence. Vite.





09.12.08. Non, nous ne sommes pas les perdants. Penser être les perdants = ne pas penser la perte et la dépense en terme de vie et d’énergie = partir avec une énergie qui ne donnera pas la force maximale nécessaire au déploiement de nos idées jusque dans les actes. Nos idées ne veulent pas la victoire. Nos idées n’aspirent pas à gagner au détriment de ceux qui seraient les perdants de notre victoire. Nous ne voulons pas la victoire. Nous voulons l’impossible. Nous voulons le mouvement tendu vers l’impossible. Nous savons que nous n’atteindrons pas l’impossible. Nous savons que l’impossible vient, qu’on ne l’atteint pas. On y va, il vient. Nous sommes dans le mouvement, et dès lors pas plus la victoire que la défaite n’est à l’ordre de jour : seulement la vie. Nous ne sommes pas les perdants qui s’opposeraient à ceux qui se disent être les gagnants. Nous sommes les vivants en lutte armée contre la mort. Nous sommes l’armée des sans-nom dans l’écriture du nom commun impossible à unifier. Nous sommes tous nés en 1997 d’une violente rupture d’avec ce que fut notre peur. Nous sommes l’armée des sans-noms conscients du pouvoir de la peur active en nous, à chaque heure de notre vie. Nous sommes en guerre intérieure, à chaque heure de notre vie, et le nom impossible à écrire que nous formulons ensemble passe par le retour en avant qui libère. Nous écrivons dans les marges de tous les textes encore non-écrits. Nous scellons nos accords entre un nouveau livre ouvert dont nous venons de commencer la lecture et un verre vide qui nous fait nous lever pour aller le remplir. Les notes de ce 9 décembre deviennent six mois plus tard le texte suivant :

Ici.
Un corps se déplace entre nos corps et prend la parole.
Ici.
Un corps d’origine vient jusqu’à nous.
Il dit le premier mot.
Le premier mot est.
Non.
Il dit la première phrase.
La première phrase dit.
Ce que nous ne sommes pas.
La première phrase dit.
Nous ne sommes pas perdants dans l’histoire.
C’est la première phrase.

Nous ne sommes pas perdants dans l’histoire.
Nous ne sommes pas les perdants.
Nous sommes. Un corps cheminant entre les corps.
Nous sommes un corps. En train de défaire toute idée de victoire.
Nous sommes un corps. Cheminant dans la multitude des corps.
Nous sommes un corps appartenant à la multitude.
Nous sommes un corps dont chaque pas succédant au pas précédant défait l’idée de la victoire.
Nous sommes un corps sans désir de victoire.
Nous sommes un corps. Pour qui nulle défaite n’est possible.
Nous sommes une puissance qui fait trembler la puissance.
Nous sommes un corps impossible à combattre.
Nous sommes. Un corps qui entre en guerre contre le combat.
Nous sommes un corps dont le désir de victoire brille dans la défaite du combat.
Nous sommes un corps qui fait de la défaite une gloire.
Nous sommes. La gloire de ceux qui n’ont jamais voulu gagner.
Nous savons certaines choses.
Nous savons que le verbe perdre ne pense pas.
Nous savons d’autres choses.
Nous savons. Comment penser la perte.
Nous savons comment penser la perte, et la dépense, avec des corps vivants.
Nous formons des idées qui aspirent à briller dans des corps vivants.
Nous ne voulons pas la victoire.
Nous voulons l’impossible.
Nous voulons le mouvement tendu vers l’impossible, très simplement.
Nous voulons le mouvement tendu par la vie.
Nous employons des mots simples.
Nous sommes un corps constitué d’énergies très simples c’est-à-dire vitales.
Nous voulons ce qui vient.
Nous sommes ce qui vit.
Nous sommes un corps constitué d’êtres vivants.
Nous ne voulons pas la victoire.
Nous ne voulons pas gagner.
Nous savons certaines choses.
Nous savons que les vainqueurs assoient leur victoire que sur un tas de cadavres.
Nous sommes les vivants face au tas de cadavres.
Nous sommes les sans-nom dans l’écriture du nom commun impossible à unifier.
Nous sommes. En train de naître.
Nous sommes une violente rupture d’avec ce que fut notre peur.
Nous sommes. En train de naître.
Nous sommes un corps conscient du pouvoir de la peur, active en chacun de nous, à chaque heure de notre vie.
Nous sommes en guerre intérieure, à chaque heure de notre vie.
Nous sommes un corps en train d’écrire l’impossible de notre nom.
Nous sommes un mouvement de libération, en train d’écrire dans les marges de tous les mouvements encore non-écrits.
Nous sommes un corps dont le commencement est sans cesse remis à l’œuvre.
Nous sommes un corps au nom imprononçable.
Nous sommes un corps dont chaque lèvre connaît le goût.
Nous sommes un corps dont chaque corps prononce l’impossible du nom.

Lorsqu’un corps prononce notre nom, il active notre vie et la rejoint.
Lorsqu’un corps prononce notre nom, il anime la vie de notre corps.
Lorsqu’un corps prononce notre nom, notre corps lui appartient.
Lorsqu’un corps prononce notre nom, il provoque des déplacements de corps, à compter en premier lieu par le déplacement du sien.
Lorsque qu’un corps prononce notre nom, il modifie notre corps.
Lorsqu’un corps prononce notre nom, il modifie notre nom.

Quiconque prononce notre nom est vivant.
Quiconque prononce l’imprononçable appartient à la vie d’un corps.
Quiconque prononce notre nom modifie ce que nous sommes.
Quiconque entend notre nom modifie qui nous sommes.

Nous sommes un corps sans cesse modifié.
Nous sommes un corps sans cesse modifiant le monde auquel nous appartenons.
Nous sommes un corps sans cesse modifiant la qualité de l’appartenance.

Nous sommes un corps définissant l’imprononçable, l’inouï, l’insu.
Nous sommes un corps définissant l’ignorance de ce que nous sommes.
Nous sommes un corps dans l’ignorance de ce qu’il fut avant d’être.
Nous sommes un corps qui par l’ignorance se porte loin au devant de lui.

Quiconque prononce notre nom donne la vie.
Quiconque prononce notre nom interroge sa vie.
Quiconque prononce notre nom poursuit, complète et réinvente le récit de la vie.
Quiconque prononce notre nom répond de sa vie.

Quiconque prend la parole fait trembler ce que nous sommes. À notre insu. Dans l’inouï.

Nous sommes l’insu de notre vie.
Nous sommes un passage entre les corps.
Nous sommes chaque instant de ce passage.
Nous sommes debout, en marche.
Nous sommes allongés.
Nous sommes les gisants, et nous quittons les tombes. À chaque parole. À chaque pas.
Nous sommes une condition d’existence.

Et maintenant. Je dis : je. Maintenant, je dis que je suis. Maintenant, je dis que j’arrive. Je reprends. Je poursuis. Maintenant. Je suis : pour.

14h58. J’entre dans le jardin.
14h59. Je lis sur un mur l’inscription des noms de tous ceux qui sont venus ici.
15h00. Je comprends que tous sont encore ici.
15h01. Je regarde la boussole que je tiens dans le creux de la main. Je regarde les quatre lettres qui me signalent les quatre points cardinaux. Je ne regarde pas la flèche aimantée.
15h02. Je me dis que je suis la flèche aimantée.
15h03. Je relis les noms inscrits sur le mur.
15h04. Je me dis que je suis une flèche sans aimant et que je vais relier les noms entre eux.
15h05. J’abandonne cette idée.
15h06. Je regarde le sol.
15h07. Je marche.
15h08. J’efface tous les noms.
15h09. Page vierge.
15h10. Je trouve ce que je suis venu chercher.
15h11. Quelque chose. Ou quelqu’un.
15h12. Une porte, à peine entrouverte. Et la trace lumineuse d’une ligne rouge vif dessinée sur une vitre, derrière.
15h13. Je pousse la porte.
15h14. L’image d’un visage disparu, sur la vitre, au dessus de la ligne rouge. Une ligne d’horizon. Un regard disparu. Un visage qui revient.
15h15. Je tente de rendre l’image nette. Elle reste floue.
15h16. Je tente de reconnaître le visage.
15h17. J’abandonne l’idée.
15h18. Je lis sur un mur une date de naissance et une date de mort.
15h19. Je vois ma date de naissance et ma date de mort écrites par une autre main que la mienne.
15h20. J’efface les vieilles dates.
15h21. J’écris la date d’aujourd’hui.
15h22. Je vois mon image floue en reflet dans la vitre du visage disparu.
15h23. Je regarde un galet et quelques feuilles séchées sur un coin de cheminée.
15h24. Une ombre sur un mur. Le soleil dehors.
15h25. Je quitte le jardin





10.12.08. Gouffre. Quelle gouffre. Comment es-tu arrivé ici. Gouffre. Comment en es-tu arrivé à employer ce mot. Gouffre. Un espace d’enfermement. Un espace qui ferme l’accès à la vie. Un espace qui trouve sa puissance d’attraction dans la faiblesse de qui il attire. Un espace sans fond pour y sombrer. Un espace dont on connaît le fond, pour l’avoir atteint, et pour d’un coup de pied l’avoir touché. Et remonter. Un espace que l’on connaît tandis qu’on remonte. Un espace sans idéal salut car nul chemin plutôt qu’un autre à vivre. Nul chemin ne s’impose. Gouffre aspirant des jours où nul chemin n’est choisi. Là, le gouffre s’ouvre, et dit : viens, il y a de la place ici. Actions des jours de gouffre. Nécessité d’aller : respirer : dehors. Sortir : mais sans but. Une sortie pour un lieu où tous les désespoirs de la ville se retrouvent : la bibliothèque municipale. Un lieu très puissant en désespoir. Haute concentration de désespoir en ce lieu. Refuge. Les femmes et les hommes qui vivent à la rue viennent se réfugier ici. Les femmes et les hommes qui vivent à la rue de leur propre vie viennent se réfugier ici. Quitter le froid de la rue. Fuir le froid glacé d’une vie non-vécue. Travailler ici. Haut lieu de désespoir. Lieu d’accès à la culture, en même temps. Le courage. Ne pas céder. Au désespoir. La lecture, l’étude, la recherche, l’inquiétude. Je vais à la bibliothèque. Je pédale sur le vélo, doucement, très doucement : repousser le temps de rentrer chez soi. Je m’arrête un temps, au milieu d’un carrefour. Je regarde les passants. Je regarde l’entrée des magasins. Je pense à cette femme dans la rue, cette femme que je croise souvent et qui se plante au milieu des mouvements de la rue et qui regarde. La folie : commence quand. Je vais acheter de quoi manger et boire. Monoprix. J’y vois l’homme barbu que je croise à la bibliothèque, ou parfois à un arrêt de bus, toujours avec ses sacs. Il devient fou, ça y est. Je le vois devenir fou, aujourd’hui. Il achète de la viande et une bouteille de vin. Mêmes achats que la dernière fois que je l’ai vu. La dernière fois il souriait. Aujourd’hui il parle seul, dans les nerfs, dans la colère. Le froid, dehors. Est-ce qu’il vit à la rue. Est-ce le même homme que je voyais dans la salle d’attente, chez le psychanalyste. Il devient fou. Le froid. La solitude.





11.12.08. Les lettres de l’alphabet. Les lettres que j’adresse. 26 lettres. 26 adresses. 26 noms. 26 mots. 26 lieux [mémoire]. 12 mois de l’année. 1 livre. 12 chapitres. 12 mois de l’année. [moi] x 12 ≠ 365. Délivrez cet enfant des mathématiques. Récit : d’une vie commencée au cœur d’un triangle, dont les trois sommets sont : mathématique, communisme, église. La nécessité de donner, de penser, de trouver, de faire : le sens. Mon père. Je m’assois à ses côtés. Je lui demande conseil. Aucun souvenir de cette scène. Aucun souvenir que cette scène puisse avoir jamais eu lieu. Lui, me donnant des conseils. Aucun souvenir de ça. Aucune place pour que ce souvenir puisse avoir une réalité passée. Je cherche à trouver ce que je n’ai pas. Je cherche à trouver ce que je n’ai pas encore. Ce que je n’ai pas encore bataillant avec ce que je n’ai pas eu. Je cherche à travers ce dont je ne me souviens pas. Je cherche dans ce que je ne retrouve pas. Je cherche à travers. Je pense à l’unité perdue. Je pense à Lenz. Nature. Unité perdue. Je pense : vie avant de naître. Avant de n’être : je demande à être = quoi que je trouve : je trouve. Le communisme. Co-uni. Uni. Avec. Comme. Co-me. Avec-moi. Uni, à moi. Uni-té. Uni. À toi. Je suis dedans, pas encore né, pas encore né à l’air, j’ai tout ce qu’il me faut là-dedans, je suis l’auto-suffisant du monde clos, je n’ai pas besoin de sortir, j’ai tout ce qu’il me faut là-dedans. Il me manque juste : l’Autre ! Le saut : du psychique au collectif. Toutes les consistances se pensent depuis l’amour. Depuis des régimes comme des régimes d’amour. Un régime d’amour. La parole du philosophe. Un rendez au café de l’île, à 15h00, avec John. 15h30. 16h00. Parler de la revue. Ce qui secret. Lui demander s’il veut bien être le trésorier de l’association. Qu’est-ce que j’attends d’un trésorier. Qu’est-ce que : être adhérent à une association. Pouvoir voter, donner de l’argent. Chère démocratie. Pouvoir d’initiative. D’émancipation. De proposition. Ici, une phrase dont il ne reste que le fragment final : ‘’… pour que lui, puisse exister’’. Qu’est-ce que ça donne à chacun, d’entrer dans telle ou telle aventure. Avec quelle attente chacun vient quand il entre dans telle ou telle aventure. Une recherche : qui part du champ artistique. Et qui aspire à l’excéder. En Italie la raï a censuré le film où deux cow-boys s’embrassent. À Nantes il y a trente anarchistes, pas un de plus. Pourquoi je reste ici. Dans cette ville que je n’aime pas. Dans cette ville que je dis ne pas aimer. Je reste parce que j’ai commencé à construire quoi. Je ne veux plus repartir à zéro. Je veux me déployer. L’impossibilité de me déployer me ferait partir. Il n’y a aucun lieu autre que là où je suis : pour ce qui en moi appelle à se déployer. Je viens : après la naissance, quand la vie commence, dit la voix muette. Je ne viens pas afin de naître sans fin. Je viens pour déployer la naissance.





12.12.08. Travailler depuis quelques jours et toute la matinée d’aujourd’hui à ce qui devient : les conférences pour une Genèse. Idée qu’il y en ait 365, une par jour. Idée que chacune soit écrite avec en pensée une personne. Ces jours-ci, je travaille les trois premières, en sachant que je les lirai ce soir. C’est la perspective d’une lecture qui me les fait travailler. C’est l’envie de les proposer pour une édition, dans la prochaine collection que va lancer Du nerf, qui me les fera poursuivre, en un certain sens, par un certain temps, déterminé par une contrainte extérieure à moi-même. Mon rythme : est le rapport entre la durée dans laquelle je vis ce que je sais[is] de mon désir et les durées des contraintes extérieures. Ce sont les circonstances qui activent, provoquent, ou accélèrent tel ou tel travail. J’écris ces trois conférences, ces trois textes que j’appelle conférence, dans le soucis de ta présence, dans la conscience de ta présence au moment de la lecture, dans la crainte que telles ou telles pensées écrites puisse te blesser. J’écris sous influence. Je n’écris pas seul. Tu bouleverses mes phrases, tu les modifie. Je ne suis pas le seul maître de ce que j’écris. Je n’écris pas seul. J’écris dans la connaissance lointaine de ta recherche. J’écris dans la connaissance incertaine de nos territoires proches. Je me trompe à chaque instant quand je pense : nous sommes les mêmes. Je combats une armée, seul : celle des mêmes. La rencontre n’est pas un arrangement. L’autre est autre. Le soir, rendez-vous avec Frédéric et Olivier, chez moi. La route entre Nantes et Chateaubriand. Olivier parle. Beaucoup. Il est assis à ma droite. Je conduis. Frédéric est derrière. Nous sommes en retard. Un peu. Un peu par rapport à l’heure annoncée. Penser à appeler. Ne pas appeler. Arriver. Gwenaëlle et Régis qui affichent un dessin de Gwenaëlle. Magali. Il fait froid. Afficher quelques feuilles dans la ville. Boire un verre dans le bar en face de la librairie. Boire un vin chaud. Deux écrans de télévision diffusent des clips des années 80 et 90. Alerte enlèvement d’enfants diffusé il y a quelques jours. ALERTE ENLEVEMENT NOUVEAU NÉ DE 2 JOURS TYPE EUROPÉEN ENLEVÉ LE 09/12/2008 VERS 16H30 MATERNITÉ ORTHEZ 64 VÊTU D'UN BABY-GROS ORANGE ET VERT UNE FEMME SUSPECTE 40/50 ANS DE GRANDE TAILLE ET CORPULENTE TYPE EUROPÉEN CHEVEUX COURTS FONCÉS VÊTUE D'UN MANTEAU NOIR SI VOUS LOCALISEZ L'ENFANT OU LA SUSPECTE N'INTERVENEZ PAS VOUS-MÊME MAIS APPELEZ LA GENDARMERIE AU NUMÉRO 0 800 36 32 68 OU 0 800 ENFANT FIN DU COMMUNIQUÉ. Merlin, le fils de Magali. La lecture commence à 19h30, 20h00. Il y a peu de monde. Il y a quelques personnes. Nous mangeons chez Magali et Denis ensuite. Il y a quelque chose qui cloche. Quelque chose de tendu entre nous, c’est quoi. Quelque chose est cassée, c’est quoi. C’est arrivé quand. C’est là depuis le début. Ça ne coule pas. Je suis content de la lecture, de nos lectures. Très content des quelques échanges avec les personnes qui étaient là. Mais quelque chose coince, ailleurs. C’est quoi. C’est quoi. Être en retard. C’est quoi. Être fermés. Je cherche. Une raison. Dont je participerais de la cause. C’est la complicité. C’est nous sommes ensemble. C’est l’envie de revoir. C’est le désir. C’est l’abandon qui manque. C’est l’absence d’un frère, d’une sœur. C’est une fraternité d’âme. C’est un corps se refusant à la fidélité du corps dont c’est l’âme qui attire. C’est une âme embarquée dans nulle vie d’abandon avec un corps autre qui déferait la seule fidélité active aujourd’hui : celle de ton âme à mon âme. C’est un rêve d’une vie qui s’abandonne au corps. C’est un rêve d’une vie qui s’abandonne à l’âme. C’est un fantasme de vie où les abandons coïncident. C’est l’urgence d’une injonction appelant à l’arrêt du rêve. C’est l’urgence d’une injonction appelant à la vie dans les jours vrais, aujourd’hui, maintenant. C’est un retour à Nantes en voiture avec Frédéric. Nous parlons de. Ce qui secret. C’est la sympathie que j’espère entre deux êtres que j’aime. C’est le 24 décembre 1960. C’est la complexité des rapports. C’est un retour chez moi. Seul.