COMMENCER - NOVEMBRE



Deuxième jour.

Clermont-Ferrand. La neige au réveil. L’inattendu, venu pendant la nuit. La joie face à l’inattendu. Enfance. La découverte au réveil. Il se lève. Il est seul dans cet appartement qu’il ne connaît pas. Il sort de la chambre où il a dormi. Dans le salon, une large baie vitrée s’ouvre sur le paysage enneigée. Il s’assoit dans un canapé rouge. Il lit le chant neuf de l’Odyssée. Il a dix ans.

Ici, commence le retour du fils. Ici, le fils commence un récit neuf. Le sien. Ici le fils parle enfin. Il dit l’invisible aux étrangers qui l’accueillent. Il est sur le chemin du retour. Il est dans la ville où il a voulu revenir, mais pas encore dans la maison vers laquelle il revient. Il parle. Il peine à trouver la parole, car ce qu’il lui est nécessaire de dire : est justement cela qu’il ne sait pas encore. Ce qu’il lui est nécessaire de dire : c’est la seule nécessité : de vivre. C’est le récit qu’il s’apprête à écrire. Le récit qu’il commence à faire aux amis qui l’accueillent. Le récit : pariant sur l’inconnu que la spirale des récits anciens va créer. Ceux qui l’accueillent ne sont pas des étrangers. Ceux qui l’accueillent sont des amis. Tout étranger qui accueille devient-il un ami. Il fait : le récit, pour celui qui depuis trente n’est plus un étranger pour lui. Ami d’enfance de Lenf. Pour lui et sa compagne et ses deux enfants. C’est vers lui qu’il revient d’abord. L’ami d’enfance de Lenf. Par’lim. La compagne de l’ami d’enfance de Lenf. Oum’lifa. Les deux enfants de Par’lim et Oum’lifa: Loufim et Aou’mil. Par’lin, Oum’lifa, Loufim et Aou’mil écoutent le récit de Lenf. Ce qu’ils ne comprennent pas, ils le gardent pour plus tard. Ce qu’ils ne comprennent pas, ils le regardent. Ce qu’ils comprennent, se dit Lenf, c’est très précisément ce que je parviens à leur transmettre de joie et de légèreté : dans chacun de mes gestes, dans chacune de mes phrases. Dehors : fonte des neiges.

***

Les tendres bras d’une jeune princesse qui nous sert à manger. Les seins sous l’étoffe. La peau blanche et son odeur de lait. La chaleur de la peau sous le tissu. Images de corps sous les draps. Par’lim et Lenf mangent à midi tous les deux dans un restaurant. La serveuse que chacun désire. Le désir su de l’autre. Nul nécessité de parole pour se savoir-là. Ils mangent. Ils évoquent un travail qui pourrait les réunir. Travail. Réunir. Désir. Sans en parler. Faire.

Désirer la même femme. Désirer la femme de l’autre. Faire la guerre. Pour le retour de la femme de l’autre.

Entre le retour et le départ, dit Lenf, il existe un point qui nomme l’étendu du récit. Un point vivant qui relie le point de départ au point de retour et qui signe l’éternité du commencement. Je veux traduire ce point. Je veux faire le récit de l’étendu de ce point. Je sais que l’avenir : est la seule trace de la traduction. Je sais que la traduction : affirme au présent son choix, et qu’elle appelle à sa suite un dialogue où trahison et fidélité fondent le récit. Je ne sais rien de tout cela, et pourtant il me faut dire le savoir pour espérer pouvoir en déclencher quelque chose qui saura vivre. [Fondation, fonte].

Point de départ, pour nommer le commencement. Point de départ, pour défaire l’impossible nom de l’origine. Avec nul départ possible tant qu’un espoir aspire à pouvoir nommer l’origine. Avec nul départ possible ailleurs que dans l’insensé de vouloir la nommer. Nommer l’origine : traduit l’infini de l’œuvre. Nul départ possible sans convoquer l’infini.

C’est là une vérité qu’il n’y a guère que la littérature à avoir approché : la violence commence avec le nom.

Je suis la neige au matin. Je suis la fonte à sa suite. Ce que nous sommes : chacun.

J’ai dix ans. Je quitte l’ami d’enfance. Je rejoins les morts de la nuit. Un par un.


***


Clermont-Ferrand. Place Gaillard. Il arrive devant l’immeuble dans lequel sa mère a travaillé jusqu’au printemps dernier. Il l’attend devant l’immeuble. Il attend sur un banc. Il attend la fonte des neiges. Janvier 1969. Il attend, allongé dans le berceau. Chaque matin. Il attend les seins et la peau blanche de la jeune princesse. Il a six mois. Il est dans le berceau. Il se réveille. La maison est dans le noir. Il crie. Personne ne répond. Face à lui, une porte s’ouvre. Apparaît une femme qui n’est pas la jeune princesse. Il attend devant l’immeuble. Sur le banc, chaque midi. La porte s’ouvre. La porte principale de l’immeuble. Sa mère sort de l’immeuble, elle marche vers lui, avec ses collègues de travail. Il est dans le berceau. La porte s’ouvre, c’est une collègue de travail, pas sa mère. Ils mangent ensemble. Jamais nous ne serons séparés. N’est-ce pas.

Petit chéri. Petit collègue. Petit collègue mon chéri. Tu garderas le secret, n’est-ce pas.

La porte s’ouvre. Je suis face au miroir dans le petit couloir. Je me retourne. Je vois au bout du long couloir la porte ouverte avec cette femme qui n’est pas ma mère, qui n’est pas la jeune princesse, qui n’est pas une collègue de travail. Je vois au bout du long couloir la porte ouverte avec cette femme qui est comme ma mère. Elle marche vers moi. J’ai faim. Ma bouche réclame. Tendresse d’une peau chaude et laiteuse. Adieu. Une autre nourriture m’est donné. Un autre corps me donne une autre nourriture. J’ai encore faim. Dehors : fonte des neiges.


***


Ici. Tous les étés reviennent. Tous les corps qui m’ont nourri. Tous les corps avec qui j’ai partagé un repas. Tous ceux avec qui j’ai mangé, chaque midi. Tous ceux avec qui je ne mangeais pas. Chaque midi. Chantelle. Tous les étés. Je mange : dans cette maison où j’écris aujourd’hui ces mots.

C’est l’été. Je dors et je mange dans cette maison. Rue des Picaudelles. Chantelle. Le repas de midi vient de se terminer. Je rejoins la rue de la Font Neuve. Chaque midi, de chaque été. Je traverse le village. Je rejoins Lucie Alep.

Avec toi. Je ne mange pas. Jamais seul avec toi pour manger. J’arrive. À la fin du repas. Je m’assois. De l’autre côté de la table. J’arrive. Pour la fin du journal télévisé. Nous regardons ensemble l’écran. Effacement de nos présences.

Je mange avec d’autres, chaque midi. Vers toi je viens pour manger, parfois, mais toujours avec d’autres. Jamais seul. Je ne suis jamais seul avec toi pour manger.

Je prépare le repas. J’épluche les pommes de terre. Je les sale. Elles dégorgent. Je les essore. Je prépare la pâte brisée. Je beurre la tôle. J’étale la pâte une première fois. Je la dépose au fond de la tôle. Je dépose les pommes de terre sur la pâte. J’allume le four. J’étale la pâte qui reste. Je recouvre les pommes de terre. Je jointe la pâte du dessous avec celle du dessus. J’enfourne la tourte. Les amis arrivent. Nous vidons quelques bouteilles. Je sors la tourte du four. Je trou le couvercle. Je fais couler de la crème fraîche. Les pommes de terre boivent la crème. Je découpe la tourte. Ensemble nous mangeons. Le pâté aux pommes de terre. Un plat de Lucie.

Pauvreté du plat. Je parle. De la terre pauvre et du silence. Je parle de toi. Nous mangeons. Avec toi.

Chaque midi. Je te rejoins. Je m’assois de l’autre côté de la table. Nous regardons l’écran. Poli. Bien poli. Venir te dire bonjour. Tous les midis. Manger. Manger avec d’autres. Venir te rejoindre. Tous les midis. Devant l’immeuble. Tous les matins. Dans le berceau. La porte s’ouvre. Une femme apparaît. Ce n’est pas toi. Je crie. Je veux crier. Le son ne sort pas. Il faut que le cri sorte, il faut que je l’entende. Si j’entends le cri le rêve est fini. Si j’entends le cri je me libère du rêve. Je crie. Ça y est. Je me réveille. Il fait noir. Je suis seul dans la pièce. Je crie. La porte s’ouvre.

Ici. La consolation n’a pas lieu.

Ici. La consolation n’aura plus jamais lieu. La consolation. Est le nom pour dire l’appel d’un lieu quand c’est un corps qui est nécessaire. L’appel d’un corps quand c’est un lieu qui est nécessaire. Le réveil. N’est pas le lieu de la consolation. La consolation ne connaît aucun lieu.

Je suis. Assis. Sur un banc. Une femme s’assoit à mes côtés. Je l’interroge du regard. Je pose une main sur son épaule. Avec toi. J’ai envie d’être. Avec toi. Envie de l’être.


***


Les gants blancs de laine, et dedans les mains de ma mère qui tient le volant. L’anniversaire du jour de la naissance de mon père, demain.

Être là chez eux. Chez moi n’existe pas. Mon corps. Le monde. La chambre au fond du couloir à droite. Une autre chambre. Un autre immeuble.

Je trace les lignes du récit entre chaque lieu que mon corps a connu.

J’annule tous les trop tard, tous les trop tôt.

J’écris un chant remis à neuf par le retour qui libère et fait de chaque lieu un corps pour être chez soi. Le monde. Réseau de lignes entre chaque lieu inconnu.


***


Cher père, chère mère. J’écris la puissance de l’appel. J’écris sa défaite. J’écris comment se défait la puissance d’attente donnée au regard qui jamais ne fut mais que le désir d’alors forma. Je veux : le regard qui vient. Je sais que la puissance d’attente donnée au regard qui jamais ne fut : est la puissance de l’appel. Je sais aussi que lorsque la puissance de l’appel se renverse et anime le corps non plus pour un appel mais pour un acte : le monde est modifié, et le corps tremble de joie dans le monde modifié. Ce que le corps ne sait pas, et qui participe de sa joie, c’est que c’est le monde lui-même qui a renversé la puissance. Le corps est modifié, et ce que le corps ne sait pas : c’est que c’est le monde lui-même qui est en joie.

Cher père, chère mère. Je cesse de vous écrire. Désormais j’écris dans l’enchaînement des lieux sans vous. Désormais, j’écris dans leur déchaînement. Je vous laisse votre histoire. J’écris la nôtre. La nôtre : dans laquelle j’ignore encore qui se trouvent. Je sais, seulement : que la terre qui nous voit naître a pour nom terre natale. Et j’ignore le mot pour dire la terre où l’on meurt. Un mot ne suffira pas. J’écris : le récit par lequel vient le monde.


***


Assis sur le banc, face à l’immeuble dans lequel sa mère a travaillé jusqu’au printemps dernier. Assis face aux lieux du travail. Pensant les lieux du travail comme autant du lieux du secret. Pensant le travail : comme le temps du dialogue avec le secret. Temps de dialogue avec les lieux du secret. Les chambres, les bureaux, les usines, les champs. Je suis assis. Sur le banc. Je suis assis. Face à la chambre des amants. Je suis assis. Au milieu d’un champ.

J’entre dans l’immeuble. J’entre dans la chambre. Je traverse dans le champs. J’ouvre la porte du bureau. J’entre dans l’usine.

Mon père : est derrière les machines. Mon père : est derrière le bureau. Mon père : est sur ma mère derrière le bureau : derrière la machine : à écrire. J’attends devant l’immeuble. J’attends devant l’usine. J’attends devant la chambre. Je traverse la ville et je vais attendre mon père à la sortie de l’usine. Nous rentrons tous les deux à pieds jusqu’à la maison. Je le tiens par la main. je fais le récit d’un possible adieu à l’enfance. Et je passe avec lui par les chambres, les champs, les usines. Et je passe sans lui derrière les bureaux, les machines. Je passe. Sur les corps de mon père et de ma mère. J’entre dans une pièce inconnue.

Et l’intrépidité de Nietzsche serait alors, essentiellement, une intrépidité enfantine, dit Dagerman. Elle ne serait pas faite, sans doute, pour qu’on soit à jamais un enfant, mais elle serait peut-être faite pour que l’enfance puisse continuer de juger ce qu’on devient, en la trahissant.

La maison à Chantelle. Notre enfance. Les deux maisons qui se font face. À Chantelle. La maison dans laquelle nous venons. Tous les étés. Tous les week-end. La maison dans laquelle aujourd’hui j’écris. Ces mots. La maison dans laquelle aujourd’hui Ralep et Jolam s’apprêtent à venir vivre leurs derniers jours, à leur tour. Une maison pour vivre l’étendu des derniers jours. Et la maison en face. La maison en face dans laquelle Ralep et Jolam passent leur nuit de noce. 26 août 1965. En face la maison dans laquelle au grand jour ils dorment à l’écart de Alem et Leppa, entre 65 et 68, avant la naissance de Lenf. La maison d’en face. Tu sais, ils ont repeint les volets en blanc l’an dernier. Les volets verts de notre enfance aujourd’hui sont blancs. Manière de changer l’aspect du lieu. Manière de montrer qu’il n’appartient plus à ceux qui n’y vivent plus. Comme si la puissance des morts pouvait se laisser impressionner par un simple changement de couleur. Comme si la puissance de notre enfance - cher frère. Comme si la puissance de ce qui n’a jamais existé. Comme si la puissance de ce qui a vécu et vit encore.

L’absence. N’existe pas. Les lieux. Ce qui a eu lieu. La puissance. La puissance des lieux. Les traces ineffaçables en nos corps.

J’écris : comment le disparu n’est qu’un chemin qui manque. J’écris : comment l’absence est un mot pour dire ce qui vient. Je traverse la rue. J’entre dans la maison d’en face. On joue à quoi. Trente ans plus tard. Les cow-boys et les indiens dans la vallée dévalent, et bien sûr : il y a une troisième maison. C’est toi qui la connais. C’est toi qui tous les midis mangent avec Lucie. Avec Lucie et Roger puis avec Lucie seule après la mort de Roger. Lucie Alep et Roger Leppé. Père et mère de la rue de la Font-Neuve. Chaque corps. Chaque corps aura son nom gravé à même la terre. J’en fais le récit.


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Ici, un texte commence par les conséquences d’une action dont le récit n’a pas été entendu. Ici, un texte commence par les conséquences d’une action dont le récit n’a pas encore été fait. Ici, je fais le récit à la suite du silence. Et j’entends la réponse que je formule à une question que je n’ai pas entendue. Ici. Je défais la nécessité de vouloir répondre : seul chemin pour écrire. Ce n’est qu’à la toute fin du récit qu’ensemble nous entendons la question. Chacun la sienne et une seule en même temps. Elle est celle que j’écris. Tissant un fil tendu : entre hier-moi : et moi-qui-viens. Voulez-vous remplacer le fichier existant par celui-ci. Oui. Chaque jour. Oui. À chaque instant. Instance majeure : ne m’arrête jamais, ne nous arrêtons pas, n’arrêtons pas là.


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Et je trace en tout point de ma vie des lignes tendues vers l’infini. Je trace des frontières, des trajectoires. Les trajectoires traversent les lieux où j’ai vécus. Et la frontière : est le vrai lieu de l’inconnu. Le ciel, je peux le voir. Je ne peux pas entrer dedans. Je peux nager dans la mer. Je peux rejoindre l’île que je vois, là-bas. J’ignore à qui appartient cette île. Mais je peux la rejoindre. Je le fais. J’annule la frontière. Une nouvelle frontière se forme alors dans mon dos. Je me retourne. Je n’annule aucune frontière. Nulle frontière ni devant moi, ni dans mon dos, mais partout. Je suis. Une île. Nous sommes l’archipel. Chacun en tout point de nos vies traçant des lignes tendues vers l’infini. ATTENTION. N’espère en aucun point de ta vie voir les lignes se rejoindre. ATTENTION. N’attends en aucun point de ta vie la rencontre. Car elle vient. Ceci. Était une définition du mot frontière.

Aujourd’hui. L’océan est sans fin. Et unique. Aujourd’hui. L’île est toute petite. Et multiple. La montagne est sur l’île. Le palais, la maison, la ferme, le château, l’usine, la chambre, , la cathédrale, l’immeuble, même la petite église en ruine. Tout est sur l’île. Tout est unique. Tout est multiple. Les rois, les prétendants, les esclaves, les ouvriers, les hommes libres. Sont sur l’île. Les femmes. Portent le peuple dans leur ventre. Le ventre. Est unique. Les animaux. Sont sur l’île. Quand ta vie commence. Tous, ils sont sur l’île. Voici l’espace. À toi le temps.


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Il se lève à 9h00. Il a mal dormi. Le lit était trop petit. Il passe la matinée avec son ami d’enfance. Est-ce je te dérange. Une question, déplacée par une autre question qui ne feint qu’à moitié de lui répondre : comment accueillir le dérangement. Il lit dans un canapé rouge le chant neuf de l’Odyssée. Il mange au restaurant à midi avec son ami d’enfance. Il se demande comment être vraiment là. Il se dit qu’il est venu pour voir son ami d’enfance et que son ami d’enfance est là. Il se dit qu’il est avec celui qu’il est venu voir. Il se sent bien là où il est. Il est là. Il est arrivé hier en stop. Son sac à dos est dans la voiture de son ami d’enfance. Il a rendez-vous avec sa mère. Il récupère son sac à dos. Il rejoint l’immeuble dans lequel sa mère a travaillé jusqu’au printemps dernier. Il s’assoit sur un banc. Il grimpe dans la voiture que conduit sa mère. Il voit qu’elle a des gants banc. Il l’attend dans la voiture tandis qu’elle retire de l’argent avenue Gambetta. Il dit non merci quand elle lui propose de l’argent avenue Gambetta. Il passe la soirée avec ses parents, chez eux.