COMMENCER - NOVEMBRE



Troisième jour.

Clermont-Ferrand. Palam et Lenf sont au travail. Ils essaient de comprendre ce qu’est ce travail. Ce qu’est ce travail qui commence. Par la parole. Un travail qui commence. Par leur présence commune, en un même lieu. Et par la parole. Ici. Parole au travail par laquelle se fonde ce que deviendra le travail. Les fondements sont multiples. La fondation première a déjà eu lieu, plusieurs fois déjà. Aujourd’hui : nouvelle première fondation.

Les mots : de départ. Quelle œuvre passée. Quelle œuvre à venir. Quel présent. L’avenir : est au présent pas moins que le passé. La nécessité des lieux. L’enveloppe du réel. Le passé : a eu lieu. Le présent : dans ce lieu. L’avenir : devant. Si l’utopie est sans aucun lieu, si la nécessité du lieu est bien réelle : penser à ce que serait une protopie : un lieu devant. Hors de lui-même. C’est-à-dire libre. C’est-à-dire en colère. C’est-à-dire : une colère qui trouverait son accès à la joie : d’être libre enfin : d’être enfin sortie du lieu qui l’empêchait d’être : enfin profane : enfin sacrée par son propre lieu : hors du lieu.

Des lieux. Des objets desquels se défaire. Desquels se détacher. Desquels sortir afin d’y revenir : tout autre. Devenu autre. Eux-mêmes devenus tout autre. Possibilité alors d’une rencontre inédite.

La force d’être deux. La force d’être un autre. La force d’être. Avec d’autres. En soi. Hors de soi. Le temps. De l’organisation. Le temps. De la compréhension. Le temps. De l’invention d’un nous. Jamais acquis. Le récit. De l’origine d’un nous. Le récit de ta vie. Au présent. De chaque jour.

Je veux. L’impossible récit de l’origine. Je le pense comme le seul récit à travailler. À la place de l’origine. Dessiner le récit d’un lieu, vivant, présent : ouvert à l’origine qui vient.

J’écris : au dos du passé. En transparence de la feuille : je vois de l’autre côté les mots du passé. Je sais qu’ils sont là, derrière. Cela ne suffit pas. L’attention que je leur porte ne suffit pas. Elle doit se déployer en même temps qu’une action.


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Entre les lieux où j’ai vécu et ce que j’y ai vécu : l’étendue du silence d’un récit.

Entre les lieux où j’ai vécu et ce que j’y ai vécu : la puissance de parole aujourd’hui évoquant ce qui a maintenu la vie en vie et y a cru assez pour être disponible à l’événement. Dont il ne sera possible de parler que dans l’après.

Dont il sera possible de parler, et qu’il sera possible de vivre : en même temps.

Le présent dans lequel je vis. Le présent par lequel ces deux mots, je vis, tissent un lien ténu, tendu entre voir et vivre, entre un passé simple et un présent.

Par l’attention portée au passé dans l’action au présent, je deviens vivant.

Par l’attention et l’action conjuguées : je défais la mort. Conjugaison. Verbe.

La solitude vive : est une arme puissante qui rend la mort impuissante.

Une armée. De solitudes. Une vie. Armée de solitudes. Vives.

Nous sommes nombreux.


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Le petit Lenf : est né à Clermont-Ferrand, dans le département du Puy-de-Dôme, en France. Il y est né à la clinique des neufs soleils le 21 juillet 1968 à trois heures du matin. Selon qu’il est né précisément à trois heures du matin ou à trois heures passées de vingt minutes, la disposition des planètes dans l’univers offraient à ce petit corps en train de naître un paysage d’accueil différent. La clinique des neufs soleils à Clermont-Ferrand participe de ce paysage. Et les corps qui participent à la venue au monde du petit corps en train de naître travaillent avec les étoiles. Il y a deux jambes écartées, s’ouvrant sur un trou par lequel le petit corps sort du ventre de sa mère. Il y a deux mains qui aident le petit corps à sortir. Il y a des yeux. Il y a les étoiles. Cette scène a lieu tous les jours, plusieurs fois par jour, en différents points du monde. Identique et très différente, tous les jours, plusieurs fois par jour, en différents points du monde. C’est fait.

Entre l’année 1968 et l’année 1974, le petit Lenf vit dans un immeuble situé au 18 rue des neufs soleils à Clermont-Ferrand dans le département du Puy-de-Dôme, en France. Séquence historique d’une émancipation et de la réalisation éphémère de l’impossible d’une révolution, à laquelle il lui est nécessaire de déterminer chaque jour dans quelle mesure il y participe : aujourd’hui.

Entre l’année 1974 et l’année 1987, le petit Lenf vit dans un immeuble situé au 28 rue de l’oradou à Clermont-Ferrand dans le département du Puy-de-Dôme, en France. Le 21 juillet 1978, il est à Chantelle dans le département de l’Allier situé au nord du département du Puy-de-Dôme. C’est un dimanche. [Vérifier.] La famille est réunie dans la cour devant la maison de la rue des Picaudelles. [On voit ici la photo où le petit Lenf souffle les bougies plantées dans le gateau.] C’est à la fin du repas, le petit Lenf souffle les bougies. On sent dans le souffle les pensées qui l’animent, à l’intérieur : on sent sortir les pensées de son corps à chaque bougie qui s’éteint. À chaque bougie qui s’éteint : une pensée respire à l’air libre. Quand toutes les bougies sont éteintes, il pense à la nuit qui vient. Il marche au bord d’une rivière. On sent la joie dans les mouvements de son corps. Dans la légèreté de son déplacement, dans le moindre de ses gestes. On sent la joie. Il souffle.


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15 septembre 2009. Mardi. Les éboueurs passent devant la maison de la rue des Picaudelles. Il est 8h00. Depuis la table à laquelle je suis assis, je vois la rue et la maison d’en face aux volets repeints en blanc. Je vois la rue à l’endroit précis où a été pris cette photo, il y a 34 ans. Septembre 1975.




Entre les corps ici visibles, sur l’image, et le paysage qui leur fait face, il y a un autre corps. C’est lui qui prend la photo. Il y a un paysage dans le dos de celle ou de celui qui prend la photo. Un paysage face auquel se tiennent les corps ici photographiés. Il y a, sur cette image ici visible et prise par un corps à ce jour inconnu, mon corps entre l’homme et la femme qui pour enfant eurent une fille qui leur donna le garçon. Il y a : un corps à ce jour inconnu entre ces cinq corps et le paysage qui leur fait face. Le paysage en face, ce sont les montagnes, au loin, visibles par temps clair – dans la brume = il fera beau –, et au pied des montagnes, la ville de Clermont-Ferrand : 1. où l’enfant est né ; 2. où les parents et l’enfant à cette époque vivent; 3. où l’homme et la femme qui pour enfant eurent une fille qui leur donna le garçon mourront. Nous sommes dans les starting-blocks. Nous sommes encore tous les cinq. Nous sommes les cinq doigts de la main d’un seul bras. Il nous manque un bras. Il est derrière nous. Dans notre dos. À l’opposé de la direction dans laquelle nos corps s’apprêtent à s’élancer. Un bras qui se forme par la rue qui remonte et rejoint le village. Vas-y, remonte. Vas-y, maintenant, remonte jusqu’au bout de la rue. Tourne à gauche. Prends la rue qui descend. Vas-y. En bas tourne à droite. Voilà. Rue de la Font-Neuve, maintenant.

Tu penses à la fonte des neiges. Tu penses à la fonte d’un nouveau métal. Rue de la Font-Neuve. Tu penses à fondre un nouveau métal. Tu penses : à la lame brillante de l’épée que tu tiens ferme dans la main. Tu penses au sang qui coule le long de la lame. Tu marches. Tu marches jusqu’à la maison où vivent Lucie et Roger. Avec eux, le corps a ses deux bras.

Tu as dix ans. Tu ne t’es pas retourné pour remonter la rue. Mais quand la photo sera prise, nous irons les voir. Quand la photo sera prise, nous mangerons avec eux ce soir.

J’irai. Seul. j’ira seul les tuer après avoir tué les quatre autres.

Il y a. Un espoir qui vient. Il y a. Un espoir en ce qui vient. Pas sur cette photo. Non. Ailleurs. Dans l’espace qui sépare chacun des corps ici photographiés de ceux là-bas derrière, non photographiés. Dans l’espace qui sépare les corps du corps inconnu qui prend la photo. Dans l’espace qui sépare les corps du corps absent qui ne les prend pas en photo. Dans l’espace qui sépare chacun d’avec l’absence ou l’inconnu. Très simplement. Un espoir qui vient. Pas sur cette phot. Non

Sur cette photo, une joie insouciante. L’apparence d’une joie insouciante.

Être. En face. Être. Entre. Être. Là-bas derrière. Être. Encore dans l’ancien. Être. Être loin d’eux maintenant.

Être là aujourd’hui. Avec chacun dans nos corps une image de cette sorte. Avec chacun dans nos corps un paysage face à nous vers lequel nous marchons, dans lequel nous marchons. Un paysage dans lequel aujourd’hui chacun nous sommes, et qu’il ne s’agit plus dès lors de voir, mais de parcourir. Un paysage fait d’autant de paysages que nous sommes de corps. Un paysage qui palpite par le cœur de la séparation.


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Suivre le cours de l’eau. Longer la rivière. À Chantelle, les gorges en contrebas du village. La Bouble. La Bouble se jette dans la Sioule qui se jette dans l’Allier qui se jette dans la Loire qui passe à Nantes avant de se jeter dans l’océan. À Clermont-Ferrand, une rivière invisible, souterraine, recouverte. La Tiretaine. La Tiretaine se scindent en deux rivières, l’Artière et le Bédat qui toutes les deux rejoignent aussi l’Allier. Nul cours d’eau ne relie Chantelle à Clermont-Ferrand. Nos corps. Nos allers-retours. Chaque week-end. Chaque été.


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Ce qui nous est commun, dans ces lieux. Non pas les souvenirs que nous avons en commun. Mais dans leur différence : ce qui nous réunit.

Par’lim et Lenf marchent sur les lieux de leur enfance commune.

Ce que nous appelons : notre enfance commune. Marchant dans ces lieux : écrire le récit de la différence par laquelle un nous peut s’affirmer. Expérimenter au présent de nos vies : la différence de nos récits. La différence de vérité de nos souvenirs crus communs. Chercher : ce qui nous est commun. Chercher et découvrir à quel point les récits de nos souvenirs crus disent la différence. Penser d’abord que seuls les lieux des souvenirs nous sont communs. Penser ensuite : les lieux, et le temps. Penser que tout le reste nous sépare. Et que c’est bien par cette séparation que nous, ce qu’il en serait de nous, ce qu’il en serait d’un nous : peut exister.

Entre le 5 février 1968 [jour de la naissance de Par’lim] et le 21 juillet 1968 [jour de la naissance de Lenf], que s’est-il passé. Il s’est passé que Par’lim a vécu six mois dans le monde sans Lenf. Par’lim n’a rencontré Lenf que bien des années plus tard. En 1978 : à l’école Paul Bert, rue de la Pradelle, Clermont-Ferrand. Mais c’est pendant ces six mois de l’année 1968, pendant ces seuls six mois que le monde a vécu, avec l’un, et sans l’autre. On peut lire aussi ces six mois, en France, comme le temps bref d’une révolution en son désir et en sa réalisation qui la consume. Un événement = impossible à maintenir. Comment le transmettre. Comment transmettre la fête du présent pur. Commencer concilier pur présent et durée. Comment. La réconciliation. Comment. L’irréconciliable. Une fête, dont la mémoire allume d’autres feux. Et dont la durée appelle l’inédit. L’inattendu par le nécessaire de la dépense. On peut lire le temps qui viendra à la suite de ces six mois de fête comme le pénible apprentissage de l’impossible éternel.

Viens. Faisons ensemble le récit de l’impossible éternel. Comment il surgit. Comment sa nécessité chemine et perdure. Comment il éclate, et comment après tout éclat, la vie bouleversée voudrait encore l’éclat et comment l’éclat ne reviendra que par là où il n’est jamais venu.

Allons. Faisons-nous vivre une fête nouvelle. Dont l’inattendu à nouveau. Bouleversera. Tout autrement. Lenteur, vitesse. Absence et surgissement : de l’inattendu.

Nous faisons le récit de la solitude et du silence. Nous faisons le récit de la rencontre. Nous faisons le récit des forces déchaînées. Nous faisons le récit d’un monde qui tremble de devenir autre. Nous faisons le récit d’un monde qui veut rester le même et en meure. Nous faisons le récit d’un monde qui est mort déjà plusieurs fois. Nous faisons le récit de sa résurrection. Nous faisons le récit d’un monde où l’autre et le même tiennent serrés contre leurs cuisses une lame rouillée par les sangs successivement séchés. Nous faisons le récit d’un combat sanglant. Quand le sang cesse de couler, c’est pour dire l’enfant vient. Nous faisons : le récit d’une force dépassant les petits vies séparées. Nous faisons le récit du surgissement de quelques fêtes. Nous ne croyons pas à l’avènement d’un temps de paix éternelle. Mais nous croyons à la possibilité de certains surgissements. Nous croyons à la possibilité d’une fête. Nous savons : que nos corps sont vivants quand ils connaissent la joie. Nous savons : que nos corps sont vivants quand ils s’abandonnent à la fête. Nous savons qu’ils sont vivants pour plus longtemps que ne dure cette joie. Nous savons qu’ils sont vivants pour plus longtemps que ne dure cette fête. Ce plus longtemps est le nom du temps : par lequel nous marchons et modifions nos corps, particules sans cesse modifiées par une autre joie, pour : une autre fête.

L’événement : est un mot pour dire ce qu’il en est de cet autre et de notre bouleversement. L’événement dit ce qu’il en est de notre venue autant que de notre abandon.

Et nous faisons le récit des jours : en multipliant les récits. Nous faisons le récit du temps de l’absence, de la venue, nous faisons le récit des jours du retour. Nous faisons le récit du jour des retrouvailles : avec l’absent. Nous faisons le récit de la stupéfaction à l’instant où l’un de nous comprend que l’absent est toujours absent, même quand il revient. L’un de nous comprend que ce n’est pas l’absent qu’il retrouve mais un autre qu’il découvre. Simplicité de la découverte. Nous : faisons le récit : de la nécessité de la parole de l’absent : par le retour de l’autre. Nous faisons le récit de l’entrecroisement de nos désirs. Nous faisons le récit de l’articulation des récits. Le récit : de l’articulation des désirs par l’entrecroisement des récits. Nous faisons : le récit : de l’articulation entre désir, absence, autre, et cela sans nom que nous sommes en train de nommer. Un jour, nous disons : le temps est notre seul bien commun. Un jour, nous interrogeons le temps pour lui demander ce qu’il sait de notre histoire commune. Le temps ne répond pas. Un jour, nous disons : le temps est celui qui ne répond pas, et tant qu’il ne répondra pas, nous continuerons à prendre la parole, inlassablement: pour provoquer le dialogue, avec lui, grand muet mon cul. Nous savons qu’il ne répondra jamais. Mais nous savons qu’il n’est pas muet. Nous voulons : savoir autre chose. Un jour, nous cesserons de vouloir. Nous n’en sommes pas encore là. En attendant, nous nous parlons. Et le jour où l’un de nous prétend dialoguer avec le temps, et nous en rapporte ses paroles, nous le sacrons bouffon de notre royaume sans royauté ni sacre. Nous savons que les paroles sont faites pour un dialogue entre femmes et hommes. Tant que nous n’articulons pas un nouveau langage pour dialoguer avec le temps, notre dialogue avec lui passe par cette parole humaine. Vivre cette réalité est en soi une expérience que nous sommes un certain nombre à estimer assez belle non pour suffire, mais pour oser certains jour nous dire vivants.


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Parce que l’histoire commune est faite des temps de l’histoire séparée.
Je te fais le récit de ce lieu : le temps.
Je te fais le récit de ce que je sais de lui.
Quand je t’en ai fait le récit tu peux dire maintenant que tu connais de lui que ce que je t’en ai dit + ce que tu en sais + le récit alors que tu m’en fais.
Fais m’en le récit.
Que je connaisse de lui ce que tu m’en diras.
Que je connaisse de lui la manière que tu auras de le dire.
Que je connaisse par lui ce que je saurai entendre de toi.
Dans ce dialogue sans parole que tu entretiens avec lui.
Dans ce dialogue que toi et moi nous tenons.
Entre.
Tenir.
Entre.
N’aie pas peur, viens.
Nous ne sommes pas que seuls.

De ce lieu, je ne saurai te dire que ce que j’en connais.
Je connais de lui : ce que j’y vis.
Entre.
Voir. Et vivre.
Entre un peu pour voir.
Entre un peu. Pour vivre.
Entre
Voir. Et vivre.
Entre.
Présent.
Et passé simple. Trop simple, dit comme ça.

Ce lieu. Ce lieu, là où nous sommes toi et moi, en même temps. Ce lieu, là où nous sommes venus, ensemble, là où nous sommes, maintenant : dans le temps de notre commune présence, maintenant que nous y sommes.

Avant que je t’en parle. Après que je t’ai parlé. Après que nous y soyons allé. Ensemble. Ce qui s’y passe. Ce que l’on y voit. Ce que l’on y entend. Ce que l’on y fait. Maintenant. Là où nous sommes.


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Un travail. Avec des enfants. Un travail. Avec des amis. Un travail. Avec des inconnus. Avec des adultes. Avec des adolescents. Adulte : est le participe passé de adolescere : grandir. Adolescent : en est le participe présent. Un travail. Qui participe. Au dialogue. Des enfants. Des amis. Des adultes. Des adolescents. Du passé. Des inconnus. Du présent.

Entendre le mot ‘‘passé’’ : il porte avec lui le poids de l’achèvement. Entendre le mot ''présent’' : un mot traversé par la vitesse, par le mouvement.

Entendre un mot passé. Continuer de l’entendre, au présent. Entendre un mot présent. Parvenir à l’entendre, au présent. Entendre un mot passer.

Entendre dans le mot passé en quoi il passe : d’un temps à un autre. Entendre la passe. Entendre l’entre. De l’un, à l’autre.

Entendre avec le présent : le don, le cadeau : le mouvement vers l’autre. L’abandon à un mouvement : vers l’inconnu de l’autre.

Entendre le passé [la passe] et le présent [le don], comme deux points de vue pour dire autrement un même temps. Par la durée et la distance, pour l’un. Par l’impossible saisie de l’instant, pour l’autre.

Temps commun. Temps séparés. Singulier. Pluriel.


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Un corps. Dont je ne serais jamais que la partielle origine. Que ce corps soit un corps autre, ou qu’il soit celui que j’appelle le mien. Nous sommes : chacun la partielle origine de chaque corps avec lequel nous nous mettons en rapport. Chaque corps : est en train de naître. À chaque instant. En ce sens là, nous sommes chacun la partielle origine de chaque corps avec lequel nous nous mettons en rapport. Nous nous faisons chacun origine de l’autre, origine de soi. Dans la matière du temps.

Nos corps. Sont les lieux mouvants d’un travail : entre les lieux plus ou moins fixes où nous vivons. Nous travaillons et vivons dans la distance. Nous travaillons par la distance. Nous vivons dans un jeu défini par la distance entre chacun de nos corps. Nous travaillons. Par la présence. Nous vivons dans un jeu défini par la distance entre chacun de nos corps, parfois présents, et parfois non. Nous vivons : dans le jeu de l’intermittence de nos présences. Nous travaillons l’intermittence. Ici, pas de spectacle. Ici, nos présences. Nos absences. Ici, un jeu : entre. Un jeu : avec : le temps. Avec nos corps : dans le temps.

Avec = dans le même temps. Avec = en même temps. Avec = en même temps, et – en même temps - , dans un temps autre : le temps commun. Un jour nous disons : l’espace est notre seul bien commun. Ici, ce lieu où nous sommes, en ce moment, en train peut-être de travailler, ensemble. En train peut-être de définir et de modifier sans cesse la définition de ce qu’est le temps, commun, de ce qu’est ce lieu, ici. Nous travaillons : à établir un lien entre les lieux : par le temps. Nous travaillons à penser un espace commun, aux frontières vivantes. Nous travaillons à dépasser la pensée. Nous travaillons à déployer une parole, faite de paroles en multitude, réinterrogeant inlassablement au présent de nos corps l’avenir autant que le passé de nos vies. Nous travaillons à déployer la parole d’une vie pensant la multitude des corps : chaque parole, chaque corps, réinterrogeant inlassablement l’avenir autant que le passé des corps au présent de nos vies.

Nous faisons le récit de chaque nouveau temps. Nous faisons le récit de chaque nouvelle vie. De chaque nouveau présent. Nous faisons le récit de ce qu’il en fut de chaque point de départ. Nous faisons le récit au présent. Car nous sommes au présent le vivant de nos intentions d’origine. Car nous sommes au présent les corps bouleversés par les rencontres faites en chemin. Nos intentions d’origine : nous les disons aujourd’hui. Nos intentions présentes : sont nos intentions d’origine. Aujourd’hui, nous faisons la découverte suivante : origine et présent coïncident.

Dimanche 13 septembre 2009. Début d’après-midi. Chantelle. Une femme à la radio parle à une autre femme. La femme qui parle : parle de la Sicile. À un moment donné [joie du moment qui se donne], elle dit ceci : le sicilien est une langue qui n’a pas de futur ; pour exprimer le futur, on utilise un adverbe, mais le verbe, lui, reste au présent. Je pense : au présent du Verbe. Je pense : au verbe ‘‘rester’’. Rester : continuer d’être.


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Ici, PJ Harvey chante ‘’Oh my lover’’.


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Par’lim vient chercher Lenf à 11h00. Lenf passe la journée avec Par’lim à parler du projet. Lenf mange à midi avec Oum’lifa et Par’lim. Tandis qu’il tranche un morceau de viande, Lenf entend Par’lim s’excuser. Lenf se demande ce qu’il entend. Lenf s’interroge sur ce qu’il entend. Lenf s’interroge sur ce qu’il comprend de la question de l’entente. Lenf, en même temps, s’interroge sur ce qu’il entend de la question du don. Il se demande s’il donne. Il se demande comment donner. Son temps. Sa vie. La vie. Il pense : au mot coupable. Il pense qu’il n’a jamais compris ce mot. Il entend la coupure dans le coupable. Il entend la possibilité de la coupure. Coupable. Quand le repas est fini, Par’lim et Lenf reprennent le travail. En fin de journée, Par’lim ramène Lenf chez ses parents. Lenf repense à certaines marches qu’il a faites ces jours derniers dans la ville de Nantes. Lenf repense au trajet entre la ville de Nantes et la ville de Clermont-Ferrand. Il regarde un plan de la ville de Nantes. Il regarde un plan de la France. Il regarde un plan de la ville de Clermont-Ferrand. Lenf : est dans la salle à manger de l’appartement, chez ses parents, la nuit tombe. Lenf : offre La nuit sexuelle de Pascal Quignard à son père. La nuit est tombée. Lenf : est au restaurant avec ses parents. Il leur dit qu’il ne viendra plus. Lenf : leur parle de l’origine du mot famille, familia, famulus : serviteur, familia : ensemble des famuli, esclaves attachés à la maison du maître. Sa mère : lui demande des nouvelles de l’Amour. Lenf répond calmement, d’un seul mot : non. Lenf : sent le regard de son père. Lenf : pense à l’amour de son père. Lenf : comprend que dans cet amour, son père n’a plus peur. Lenf : est certain à cet instant que son père réécrit l’origine du mot famille. Intense joie secrète. Ils sont tous les trois. Ils parlent simplement. Au plus simple de ce qu’ils savent dire aujourd’hui. Lenf répètent qu’il ne viendra plus. Lenf dit à ses parents : ne pas être passés les uns à coté des autres, sans nous regarder, sans nous parler, péniblement, lentement, peureusement. Lenf dit : notre terreur du désaccord et de la guerre. La mère de Lenf regarde son enfant. Il sait qu’elle en train de prier pour l’avénement d’une parole qui saura éviter l’entrée en guerre. Lenf dit à sa mère : pose le désaccord et l’extrême de la différence dans ta prière. Sa mère lui donne un chèque pour Noël. Lenf garde les mains sous la table. Il pense qu’à partir de maintenant il fera payer le prix fort. À tous ceux qui ont voulu le faire taire. Il fera payer le prix fort à tous ceux qui ont voulu acheter le silence. Il ne fera rien payer. Il le sait. Il fera parler le silence. Aujourd’hui, il a dix ans.