COMMENCER - NOVEMBRE




Premier jour.

1.

L’enfant a dix ans. Son nom est Lenf. Il marche au bord d’une rivière. Il est seul. On sent la joie dans les mouvements de son corps. Dans la légèreté de son déplacement. Dans le moindre de ses gestes. C’est aujourd’hui le 19 septembre 1917. C’est aujourd’hui le 26 avril 1922. C’est aujourd’hui le 24 juin 1922. C’est aujourd’hui le 17 mars 1926. C’est aujourd’hui le 2 janvier 1933, le 16 novembre 1947, le 18 mai 1956, le 21 juillet 1978. C’est aujourd’hui : le jour où tu lis ces mots. Tu as dix ans. Ton nom : est Lenf. Ton père a pour nom Ralep. Ta mère a pour nom Jolam. Le père de ton père a pour nom Rolep. La mère de ton père a pour nom Lulam. Le père de ta mère a pour nom Relep. La mère de ta mère a pour nom Delam. Tu as dix ans. Tu marches au bord de la rivière. C’est le matin. Cette nuit, Ralep et Jolam, Rolep et Lulam, Relep et Delam : tous sont morts. Tu marches seul. On sent la joie dans ton corps. Dans les mouvements de ton corps. Légèreté. Dans le moindre de tes gestes. Cette nuit, un nouveau monde vient de naître. Tu marches avec Ralep, Jolam, Rolep, Lulam, Relep, Delam : ils sont en train de renaître. Avec toi. Tu es en train de renaître. Seul. Avec eux. Avec d’autres qui déjà vous rejoignent. Avec d’autres que vous rejoignez.

***

Je longe la rivière. Je vois les immeubles. Je vois les arbres, les toits des immeubles. Je vois la cime des arbres. Je vois les troncs. Je vois les branches, les feuilles. Je vois le ciel, bleu. Je vois les terrasses des bars, je vois les tables en terrasse. Je vois les vélos, les voitures, je vois les bateaux accostés, je vois les oiseaux, dans les branches des arbres, dans le ciel bleu, je vois les passants, hommes, femmes, animaux. Je vois les reflets dans les vitres. Je vois les bâtiments des administrations. Je vois les pavés recouvrant le sol en pente jusqu’à la rivière. Je vois les trottoirs. Je vois le bitume. Je vois les inscriptions au sol séparant la rue en plusieurs voies. Je vois le rond point au bout de la ligne droite. Je vois l’arrêt de tramway de l’autre côté de la rivière. Je vois ceux qui attendent. Je vois ceux qui marchent. Je vois ceux dans leurs voitures. Je vois ceux sur leurs vélos. Je vois ceux assis aux tables des terrasses.

Précision des jours où le monde est accessible. Précision des images captées par la vue. Précision des contours de chaque chose vue. Précision aiguë de la vue de ces jours où sensation d’accéder par le regard à ce qui entoure.

Ici. Récit d’un accès au monde. Pas à pas. Longeant la rivière. Ce matin. Traversant la ville. Soleil vif. Bleu du ciel. Une marche. Jusqu’au bord du fleuve. Traversant la ville, longeant la rivière, m’en éloignant. Rejoignant le fleuve. Marchant sur le cours Saint-Pierre, c’est à Nantes. Sous mes pas : le canal souterrain par lequel la rivière rejoint le fleuve. À droite, là-bas, la tour de la cathédrale. Plus loin, la tour de l’ancienne usine. Face à la tour de l’usine, la tour du château. Plus loin encore, au centre de la ville : menaçante, dérisoire, la tour sombre des affaires, des bureaux.

Marchant. Dans la ville. Rejoignant maintenant les tribunes de l’ancien stade de foot. Ici : destruction partielle des tribunes de l’ancien stade de foot. Ici : construction d’un nouveau bâtiment destiné à l’accueil de chercheurs du monde entier. Prestige de la ville. Mémoire du peuple. C’est le matin. C’est à Nantes. C’est un départ.

J’arrive à Clermont-Ferrand dix heures plus tard. Proximité d’un autre stade. Une autre étape. Combien de strates.

Récit. D’un accès. Au monde. Annonce du récit d’un accès. Au monde. Par la naissance du regard. Par le récit de chaque naissance, de chaque rencontre. Ici. Récit de l’histoire d’un accès. Par la traque du début. De l’histoire. D’un regard. Par la traque de l’origine : inatteignable. Début de l’histoire. Ce matin. Longeant la rivière.

Recomposition : nécessaire. Abandon nécessaire de l’atteinte de tout but. Accès au monde. Réinvention permanente des lieux. Écriture permanente d’un récit créateur de nouveaux lieux : chaque corps, chaque espace, chaque corps dans chaque espace, chaque corps d’espace en espace : écrivant le récit d’un accès, décrivant les lieux, croisant les accès. Récit. Par la détermination d’un terrain de jeu où se croisent les trajectoires.

Je suis né. Au centre des regards. Avec un seul but à atteindre. Nommer l’origine.

Ici. Je déferais le centre. Ici. Je le défais. Je le rends multiple. Je le sais multiple. Je participe à le rendre multiple. Multiplicité des regards. Multiplicité des corps. Je suis : en train de naître. Tous. Nous sommes tous en train de naître. Depuis chaque regard, depuis chaque corps. Depuis chaque regard qui se porte au dehors de lui, chacun accompagne un corps en train de naître. Un corps dans un lieu marchant vers un lieu. Un corps vivant la naissance d’un corps. À chaque instant : chaque lieu accueille un corps en train de naître. Et, chaque corps : bouleverse les lieux, bouleverse les naissances de chaque autre corps. Nous sommes très nombreux. Nous sommes : naissances permanentes. Profusion. Nous sommes la profusion.

Et tout commence. Avec un terrain de jeu commun.

Ici. Un terrain de sport. Un village. Une année. Un dimanche de l’année 1961. En France. L’histoire commence ici. Terrain de jeu commun. Elle a quinze ans. Aujourd’hui elle a quinze ans. Aujourd’hui, elle regarde au centre du terrain de sport un garçon courant derrière un ballon. Elle le regarde courir, elle le voit pour la première fois. 1961. Théâtre des opérations. Le garçon a vingt-quatre ans. Il est en Algérie. Impossible qu’elle le voit courir derrière le ballon. Cette scène n’a jamais eu lieu. Il y a pourtant, dans l’histoire du monde, un instant très précis où leurs deux regards s’interpénètrent pour n’en former plus qu’un. L’instant de ce regard : est à l’origine de chaque instant de la vie en train de s’écrire, ici. La nécessité de ce regard, aujourd’hui, est à l’origine d’un récit donnant accès à l’histoire : un accès : où toutes les vies trouveraient leurs voix. L’instant de ce regard : est à l’origine de chaque mot du récit. Et, par delà la distance qui sépare le territoire français du territoire algérien, en ce dimanche de l’année 1961, un regard bouleverse l’état du monde : un regard parcourant la distance, un regard traversant l’espace, un regard animé par l’inconnu de la distance et de la vitesse qui le parcourt.

Vitesse traversant l’espace : une rencontre a lieu.

L’instant. De ce regard. Est une étape dans l’histoire. Le récit. Des instants. Le récit. Des lieux. Accueillera d’autres récits. D’autres récits rejoindront ce fragile premier qui jamais ne fut premier. Nul récit jamais séparé de l’ensemble des récits.

Je traque. Le vrai. Je traque. La fiction nécessaire à la vie afin qu’elle advienne. Je traque. L’effacement de la fiction, afin que l’histoire libère la vie.

24 décembre 1960. Elle a quatorze ans. Il en a vingt-trois. Elle le voit pour la première fois. C’est là. Elle le voit pour la première fois cette fois-là, et lui, pour cette première fois, ce n’est pas elle qu’il voit. Pour cette première fois, lui, c’est son père à elle qu’il voit. Le début de l’histoire : est ainsi fait de ce regard d’elle sur lui, et de ce regard à lui sur son père à elle. Vérité. Du début de l’histoire. À l’occasion d’un mariage fêté le 24 décembre 1960 à Chantelle, dans le département de l’Allier, en France. Au petit matin, le 25, je me souviens, il y avait des huîtres, et peu de monde qui en mangeait. Moi, j’en mangeais. Il y avait un autre homme qui en mangeait. C’était le matin du 25 décembre 1960. Ivresse légère. Nous mangions des huîtres, quelques-uns. Et moi je regardais cet homme. Et sa fille me regardait. Moi, ce n’est pas ce jour là que je l’ai vue : elle ; et pourtant, ce fut bien ce jour-là mon premier regard : pour elle. Si l’on considère que quiconque vous regarde : vous le regardez aussi, alors ce jour-là je l’ai regardée ; alors ce jour-là, son père m’a regardé.

Premier regard. Dans l’histoire. Première image faite de deux regards qui s’enchaînent. Une adolescente regarde un jeune homme qui regarde le père de l’adolescente qui adore son père. Quelle est cette adoration. Quelle est cette reconnaissance que l’adolescente lit dans le regard que le jeune homme porte sur son père qu’elle adore. Premier regard. Dans l’histoire.

Contact des corps. Quelques mois plus tard. 21 mars 1961. Le jeune homme est rentré d’Algérie pour une permission. La scène a lieu à Chantelle, un dimanche. [Vérifier.] Elle a quinze ans. Il en a vingt-quatre. C’est leur première danse. Les corps se touchent, ici, pour la première fois. Rien ne s’est passé au centre du terrain de sport. Rien ne s’est passé au matin du 25 décembre 1960.

Correction. 10 mai 1981. Au centre du terrain de sport, le regard d’un père sur le corps de son enfant courant derrière un ballon. 10 mai 1981. Un ancien ministre de l’intérieur devient président de la république et sur le terrain de sport, au centre, mon corps en train de courir derrière un ballon. Vitesse de la course. Distance entre un corps et un ballon. 1981. Regard d’un père sur le corps de son enfant. 1961. 1981. Poids de l’attente. Regard sur un corps.

20 ans plus tard. 11 septembre 2001. Jardin derrière la maison. La mère déclare à l’enfant qu’il est la passion qu’elle n’a jamais eu. L’enfant ne comprend pas. Il va allumer la télévision. L’enfant ne comprend pas ce qu’il voit. Il ne comprend pas ce qu’il entend. Il éteint la télévision. Il comprend trop. Il sait que passion = mort, et demande à sa mère : si passion = mort alors qui est mon père. L’enfant dit à sa mère : si passion = mort, comment faire pour que père = vie. La mère dit à l’enfant : ton père a d’abord regardé le mien avant de me regarder, moi, et si mon amour pour lui est dans ce regard de lui pour mon père, ma passion est pour toi. 11 septembre 2001. Long silence. La mère demande à l’enfant à quoi il pense. L’enfant répond : je pense à ne pas devenir fou. Avant toute chose. Je pense que je suis le corps incestueux dont mon père est le corps scandaleux. Je ne comprends pas cette phrase. Je la comprends trop. Corps incestueux dont mon père est le corps scandaleux. Dis-toi bien que cette phrase te concerne autant qu’elle me regarde. Dis-toi bien qu’elle éclaire non pas la vérité sur ce qui a eu lieu mais seulement les images qui se forment en toi au moment d’entendre ces mots. Images qui dessinent, pour toi et pour moi, les contours d’une vérité s’apprêtant à venir par là où nous ne savons rien. Jardin derrière la maison. L’enfant regarde sa mère Je sens l’intensité d’une vérité qui vient. Je sens l’inconnu du mouvement qui la révèle. Je sais qu’il y a dans un lit ton corps entre mon père et ton père. Je sais qu’il y a dans un lit mon corps entre ton père et mon père. Je sais que ces deux corps s’effondrent si je les regarde en même temps. Je sais que le centre du terrain de sport est le lieu visible par tous où cette scène est donnée à voir, par mon seul corps courant derrière un pauvre ballon. Je sais que mon corps au centre du terrain de sport : est le lieu de la mise en acte d’une vengeance ou d’une croyance déplacée. Je sais que l’attention du jeune homme à l’égard de ton père: active l’adoration. Je sais que tout s’effondre. Tu veux savoir à quoi je pense. Je pense à l’adoration. Je pense à défaire l’adoration. À part ça, j’ai un sérieux doute bien trop sérieux pour lequel je vais m’appliquer à déployer une légèreté encore inconnue de moi. Car je pense par toi, chère mère, être le fils de ton père et non celui du mien. Car je pense face à toi que ton père est le mien. Et si je suis ta passion, mon père est mort, le tien aussi, et nous sommes les deux meurtriers. Vois-tu. C’est par là : que je travaille à ne pas devenir fou. Par là : que je vais avec cette légèreté dont j’ignore encore tout mais que mon corps appelle : devenir.

Une vie, entière : à défaire tous les fils. Une vie entière à comprendre que le centre du terrain de sport est bien le lieu de ton origine. Mais sans eux. Une vie entière à comprendre que ton origine passe par eux. Mais sans eux. Et que la naissance seule est à toi. Une vie entière : à tisser une parure flamboyante : pour le jour du sacre où tu n’auras que faire d’une parure. Une vie entière : à tisser et détisser les fils de la parure. Une vie entière : à te défaire de la parure. Une vie entière : sans la parure. Une vie nouvelle. Une vie qui s’ouvre. Avec un corps nouveau. Avec autant de corps qu’il y eut de jours. Avec ce corps de jour par lequel tu sens, aujourd’hui, l’intensité d’un souffle. Ce corps. Avec lequel à chaque instant tu écris la phrase nouvelle. Sans la comprendre. Sachant cependant : que l’intensité du souffle n’est rien d’autre que l’intensité d’une vérité qui vient. L’inconnu du mouvement qui la révèle : sans cesse. Je te dis : ce que je ne comprends pas. Car je sais, en fait je ne sais que cela : la vérité vient toujours après la dernière phrase.

Et pendant ce temps-là, j’imagine, Pénélope tisse et détisse le linceul du père d‘Ulysse et se régale du temps avec ses 108 prétendants. Demande la mère à l’enfant.

Vitesse. Vitesse du temps. Distance. Entre un corps et un ballon. Vitesse. Au centre du terrain de jeu. Ballon. Ballon jamais atteint. Distance. Transformation de la scène. Glissement : vers l’extérieur du terrain. Vers sa périphérie. Vitesse. Je suis. Vitesse. Je cours. Sans ballon. À l’extérieur du terrain de je. Vitesse. Je longe. La ligne blanche. Délimitant l’espace du je. Délimite. L’espace du je. Suis. À l’extérieur. Je. Cours. Autour de l’espace : de l’ancien jeu. Les particules de mon corps et les particules de l’espace : accélèrent leurs courses. Et par le corps et l’espace accélérés : j’accède : à une sensation nouvelle : je commence à oublier. Je commence à voir : au centre du terrain de jeu : un corps immobile en train de se former : un homme immobile en train de me regarder courir. Sans ballon. Il me regarde, je le regarde, nous nous regardons. Les particules et les corps dans l’espace accélèrent leur course.

C’est quand nous perdons connaissance que nous nous voyons. Naissance. D’un regard.

Précision. Vérité de certaines dates. Le jeune homme est en Algérie sous les drapeaux entre le mois de juillet 1958 et le mois d’avril 1960. Le lundi 31 mai 1960, dernier jour de la fête patronale à Chantelle, le jeune homme est embauché à l’usine de Michelin, Clermont-Ferrand. Il a 23 ans le 16 novembre 1960.



2.

C’est le matin. Je longe la rivière. Je traverse la ville. Je rejoins le fleuve. C’est le matin. J’attends qu’une voiture s’arrête. À côté du stade, au bord du fleuve. C’est à Nantes. Une voiture s’arrête. Je monte. C’est le soir. La voiture s’arrête. Je descends. À côté d’un autre stade. Clermont-Ferrand.

C’est la nuit. Je m’assois dans les tribunes. C’est à Chantelle. C’est une autre nuit. C’est la fin d’un été. Un orage éclate. Je cours me mettre à l’abri dans les tribunes du stade. Dans l’obscurité, je ne vois pas le terrain de foot. Dans l’obscurité, et à ce moment-là de ma vie, je crois encore que c’est là qu’a eu lieu le premier regard. Je crois encore que c’est ici qu’elle le voit pour la première fois, le jeune homme de 23 ans.

Aujourd’hui. Clermont-Ferrand. Dans deux jours il aura 70 ans. J’arrive. Je viens fêter l’anniversaire du jour de sa naissance.

Je pense : au terrain de sport comme au lieu du règne enfui de mon père. Je pense : au règne enfui de mon père dont j’ignore tout du royaume qu’il lui fallut quitter. Je fais le récit de ce royaume. Je le découvre, au fur et à mesure que je l’écris. Chaque ligne découvre un fragment du vrai. Nom du royaume. Fuite du royaume. Exil. Fuite ou exil. Départ du royaume. Terre natale. Enfance. Enfance brève. Les champs. Le travail. L’adieu au royaume. La guerre. Algérie. Le retour en France. L’usine. Le départ en Allemagne. Autre usine. Autre père. 1942. 1960.

Je sais qu’à chaque train qui part. Je sais qu’à chaque point de départ. S’ouvre une distance qui nous sépare. Une distance dont nous ignorons la réalité de la séparation qu’elle va produire. C’est dans cette séparation, et dans la distance où elle se déploie, c’est là : nous inscrivons le récit de l’histoire, de toutes les histoires. Par le maillage qu’elles tissent entre elles. Depuis Chantelle jusqu’à l’Algérie. Depuis Paris jusqu’à Clermont-Ferrand. Depuis l’Allemagne jusqu’à la Pologne. À travers toute l’Europe. Depuis Nantes. Jusqu’à l’Afrique. Par-delà les océans. Continent américain. Continent asiatique. Petite planète monstre monde histoire chère humanité. Chère vieille famille. Depuis chaque point de nos vies. Depuis chacun de nos corps. Vivants et morts dialoguent. Nécessité de voir. Nécessité de savoir. Hommes qui vivent. Hommes qui partent. Hommes qui meurent. Hommes qui reviennent.

Je suis assis. Dans l’obscurité. Tribunes du stade, Chantelle. Nuit d’été. Je pense à l’infini du temps face à l’innommable. Je pense à l’innommable comme au nom de Dieu maintenant qu’il est mort. Je pense à l’innommable comme au nom de la mort, maintenant qu’elle est sans Dieu. Maintenant que nous sommes entre nous, sans lui. Maintenant que la mort est entre nous. Maintenant que nous sommes seuls avec elle.

Assis. Dans l’obscurité des tribunes. Je pense à l’innocence qu’enfant je fréquentais, sans la connaître. Je pense à l’innocence que je porte encore en moi. L’innocence que tous nous continuons de porter, aujourd’hui qu’elle n’est plus. L’innocence que nous portons comme l’on porte un cadavre, en même temps qu’elle nous porte : par ce qui d’elle vit encore en chacun de nous. Je pense. À elle. Je pense à l’innocence et à ses deux visages : avec lesquels nous dialoguons, sans cesse, au plus loin de nos solitudes. Elle, que nous n’avons jamais connu. Elle, dont nous ne savons dire qu’une chose : elle a été, elle n’est plus. Et nous : nous, nous sommes là. À cet endroit du dialogue, lorsqu’il quitte nos solitudes, et que chacun de nous se tourne : vers dehors, et que chacun de nous : sort de son corps.

Ici, dans la conscience naissante d’une puissance jusqu’alors inconnue, toute la nuit il pense au voyage qu’il vient de décider d’entreprendre. Il en perd le sommeil.

Il repense une dernière fois au royaume enfui de son père. Il se forme en rêve les rêves de règne qu’enfant son père formait s’il en forma jamais. Il essaye de retrouver les rêves de règne qu’enfant lui-même formait s’il en forma jamais. Il pense : je ne veux pas régner : il me faut donc vivre. Sans Dieu. Sans royaume. Et maintenant.

Maintenant. C’est à la fois le premier matin, et la pleine nuit inchangée. Maintenant, une tempête éclate à l’intérieur de mon corps, dans lequel tournoient tous les stades de l’histoire, toutes les strates, toutes les étapes, tous les aigus, tous les graves. Et c’est à la fois juillet 62, juillet 42, septembre 73, et 68, 81, 83, 89, 01, 08, 16, 35, 36, 37. Ce sont les années, qui deviennent des chiffres, et la mémoire : qui vibre dans les corps. Ce sont des corps dans un même vacarme qui demandent une mémoire vive. Ce sont des corps vifs, dans les nuits, dans les jours. Ce sont des corps à vifs. Dans l’histoire. Ce sont des corps actifs, dans les nuits de l’histoire. Ce sont des corps encore assez vifs pour oser regarder la mort en face et lui répondre. Des corps : qui osent regarder ce qu’ils ne peuvent pas voir.

Ce sont des corps, qui tiennent tête au Pouvoir. Depuis la nuit des temps. Depuis la vieille grotte. Des corps de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Des corps qui marchent vers une parole. Des corps traçant dans le paysage le récit entêté d’un combat contre les vieilles chaînes rouillées, utiles à l’œuvre des maîtres. Utiles à l’œuvre des consentants. Ce sont des corps traçant dans le paysage, et à même leur peau, le récit entêté d’un amour indéfectible, insistant, résistant. Un amour où libre chacun défait l’aliénation. Un amour où libre chacun tremble de joie à l’idée d’accueillir un autre corps, étranger, d’autres corps étranges. Un amour où libre chacun tremble de terreur et de joie à l’idée de ne plus être le même, et de ne pas s’arrêter à cette première métamorphose.

Mains actives pour la pensée. Mains actives pour la terre. Mains actives pour la machine. Ce sont des mains d’amour qui inventent de nouveaux corps. Ce sont des corps : qui s’apprêtent à voir ce qui ne se laisse pas voir. Ils disent : nous sommes prêts à combattre : pour écrire notre histoire, pas la vôtre. Dans notre histoire vous êtes présents. Dans votre histoire nous sommes absents. C’est grammatical.

Je marche dans la nuit, et je me demande comment s’invente une nouvelle grammaire.

Je marche dans la nuit, et je vois les champs de blé, de betterave, de maïs, de colza, d’orge, d’avoine. Je marche dans la nuit. Et je vois les champs faire leur lumière.

Je marche dans la nuit. Et je vois deux corps dans la lumière. Je sais qu’ils s’inventent une grammaire. Je sais qu’ils s’inventent un plaisir. Je sais qu’ils vivent pour la première fois.

Et. Dans le même temps. Dans la lumière. Je rejoins une armée constituée de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Une armée de filles et de fils de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers, et nous marchons vers un château que nous allons détruire, conquérir, bâtir, nous ne savons pas encore. Nous marchons vers la vieille grotte, vers le château, vers la ferme, vers l’usine, vers la cathédrale. Nous longeons le fleuve. Nous longeons la rivière. Nous quittons le fil du cours de l’eau. Nous empruntons un chemin inédit.

Notre force : tient par cette marche dans laquelle nous savons ne pas avancer seuls. Et, en chacun de nous, une voix fredonne : parce que nous sommes seuls, chacun, nous ne le sommes plus. En chacun de nous une voix fredonne : c’est par la solitude de chacun qu’une force pour chacun trouve à naître, et qu’ensemble nous pouvons marcher. En chacun de nous, une voix fredonne : c’est parce que chaque force trouve à naître qu’une force nous dépasse et nous porte : au devant de nous : avec elle : loin devant : nous marchons.

[L’homme tout seul / ce n’est pas bon / Je vais lui faire une aide / comme quelqu’un devant lui]. [Comme quelqu’un].

Et je me récite les noms des grottes, les noms des villages, des hameaux, des villes : Arçon, Aubepierre, Chantelle, Clermont-Ferrand, Chirat, Deneuille, Lyon, Nantes, Paris, Ussel : pour ne pas aller vers nulle part. Et pour ne pas aller seul, je me récite les noms de ceux connus de moi ayant vécu dans chacun de ces villages, dans chacun de ces hameaux, dans chacune de ces grottes, dans chacune de ces villes. Je me récite les noms des filles et des fils de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers. Je me récite le nom des maîtres de chacun de ces lieux. Je vais pour me les dire, un à un. Chaque nom de fille, chaque nom de fils, chaque nom de maître. Mais je m’arrête au premier.

Il y a. Un intrus. Dans l’histoire. Parmi ce peuple de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers, un maître se cache sans dire qu’il fait partie des maîtres. Je ne le sais pas encore. Je ne sais pas encore le dire. Je ne sais pas encore dire l’histoire de cet intrus. Je sais seulement qu’il existe et que le récit trace les méandres de son accueil. Je sais que son histoire se mêle à celle d’un peuple d’esclaves. Je sais que son histoire se mêle à celle d’un peuple de libérateurs. Je sais que l’intrus en tant que maître parmi le peuple de cueilleurs, de chasseurs, de paysans, d’ouvriers, aspira à devenir esclave et le devint, aspira à devenir libérateur et je sais : que le récit n’est pas fini.

Je reprends. Par le silence. Je reprends par le silence des corps. Je reprends par le silence de la terre. Je reprends pour le silence. Pour tous les corps qui ont gardé le silence. Jusqu’à la mort. J’écris à leur suite. À leur attention. Ils sont vivants. J’écris ceci pour eux. Avec eux. Vivant.

Présent, dans l'effacement. Retenu, dans le tranchant. Quelqu'un, dans le paysage. Un homme absent, dans le paysage. Un homme présent : par le paysage. Par le paysage décrit. Un homme présent : par le paysage vu, entraperçu. Un homme présent par le paysage travaillé. Labeur. Sillons. Ténacité à l’œuvre, de siècle en siècle. Sillons. Terre ensemencée. Terre. Labeur. Ténacité des hommes présents. Aujourd’hui, sillon seul : dans la terre : aujourd’hui, quelqu’un, dans le paysage, quelqu’un ose le mot. Aujourd’hui. Quelqu’un. Ose dire le sillon. Seul. Ose dire le mot. Pour continuer de toucher la terre. Pour oser toucher la terre. Par le mot. Pour la creuser. Encore. Pour la défaire. Pour là, creuser, jusqu’à trouver en son centre : le noyau, le feu. Et là : refaire le jeu. Déplacer le centre. Inventer un autre centre, un autre milieu. Démultiplier les centres. Déplacer les milieux. Déclasser l’origine. Désorienter. Inventer les règles d’un nouveau jeu. Croire. À la possibilité d’un nouveau jeu.

Écrire. Le récit de l’invention des règles d’un nouveau jeu, où chaque rédacteur écrit la nécessité de défaire les règles-mêmes dont il a participé de la rédaction. Écrire. Le récit du départ, dans ces conditions. Écrire le récit de la trahison, de la fidélité, de l’oubli, de l’affirmation faite aujourd’hui : à l’aune de la mémoire de chaque jour vécu. À l’aube de la mémoire de chaque jour. Écrire. Le récit de chaque jour, jusqu’au plus sombre, où la vie se pensa comme une succession de jours non-vécus. Jusqu’au plus sombre. Où le monde s’effondra par l’impossible réalisée. Abomination de l’événement. Tu attendais la joie et c’est l’anéantissement qui est venu. Tu attendais la vie et c’est l’éclat même de sa négation qui a touché tous les corps. Écrire. Le récit de chaque jour, jusqu’au jour sombre où la vie s’écœura de vivre si vivre c’était vivre ça. Si la vie pouvait accueillir ça. Écrire. Le récit de chaque jour, jusqu’à la réconciliation : avec les jours, avec tous les jours. Avec la mémoire des jours passés par la négation. Avec la mémoire des jours vaincus par la mort. Réconciliation : avec le corps pas encore venu. Avec l’intrus.

Mémoire. Écrivant le récit du jour qui vient. Mémoire. Écrivant le récit des jours de ce corps qui vient : aujourd’hui. Aujourd’hui : est le nom de ce corps.

Clermont-Ferrand. La voiture s’arrête. Je descends. Je marche jusqu’au parking, à côté du stade. De l’autre côté de la rue, l’usine Michelin. Clermont-Ferrand. La lumière des phares d’une voiture éclairent ce petit point du monde où je me trouve à l’instant précis. Au volant de la voiture, Patrick. La porte s’ouvre. Je monte.



3.

Le réveil sonne. C’est le matin. Je longe la rivière. Je me réveille. J’arpente les chemins de campagne. Je m’habille. Je vois les champs dans la lumière. Je quitte la maison. Je vois les filles et fils de paysans constitués en armée. Je rejoins la rivière. Je vois les fermes qui brûlent. Je vois les fermes et les châteaux en feu. Je longe le fleuve. Je traverse un pont. Je vois les guerres successives. Je marche au bord de la route. Une voiture s’arrête. J’entends les cris de terreur. Je monte dans la voiture. J’entends les cris de joie.

Je vois la lumière. Je vois le feu. Je sens dans ma gorge les larmes des corps blessés. Je sens dans ma gorge un cri de plaisir envahissant le corps. Et je vois un rideau blanc très doucement voler devant une fenêtre ouverte.

Dans la chambre : les corps des amants sans image à offrir au monde. Plaisir de deux corps dans l’abandon. Disparition du monde. Connaissance du feu.

Je marche dans la campagne. Tout un été. Je longe le fleuve et remonte à la source. Dans l’autre sens. Va dans l’autre sens. Entends-tu.

J’entends : la disparition d’un monde. J’entends le rire de amants. J’entends, dans chaque rire, la naissance d’un nouveau corps. J’accompagne la disparition. J’accompagne la naissance.

16 mars 1917. Mère de la mère. Apparition d’un nouveau corps. Département : Creuse. Nom du hameau : Aubepierre. Éléments premiers : terre, lumière. Aube, pierre, creuse.

Je cherche. Un point sur la terre. Je cherche le passage d’une terre à une autre terre.

1er janvier 1933. Départ de la Creuse. Un train. Mère de la mère. Quitte la Creuse. Natale. Ta Creuse, mon enfant, creuse. 1933. Ton père ta mère et l’autre enfant ton frère. Ta mère l’autre enfant ton frère et toi. Vous suivez le père. Direction Paris.

Cinquante-cinq ans plus tard, je vous rejoins. Je m’assois sur un banc. 1988. Je touche l’épaule d’une femme. L’histoire commence. Cinquante-cinq ans plus tôt. 2 janvier 1933. Je suis assis sur un banc, c’est le soir, je regarde cette femme assise à côté de moi. Arrêt de bus, Vitry : 1933. 1988 : Pont-Neuf, Paris. Je suis : l’homme assis à tes côtés. Premier regard. Je touche ton épaule. Premier contact des corps.

Je suis : l’homme qui te refusera l’enfant. Je suis : l’homme qui te donnera l’enfant.

Un enfant. Un enfant ne se donne pas.

Je suis l’homme qui te regarde. Je touche ton épaule. Je demande pourquoi. Tu réponds. 1988. Fin de journée. Nuit tombante. 1933. Tu réponds. Tu embrasses la main qui touche ton épaule.

Je dis à la femme : il faut que tu saches : toi et moi : pas d’enfant. Pourquoi je dis ça. 1988. Paris. 1933. Vitry. Je dis à la femme : notre enfant : toi et moi : pas un garçon. Tu dis d’accord, je sais, c’est pour ça que je te choisis. Notre enfant deviendra une femme : elle nous donnera le garçon. C’est elle qui fera ça pour nous. J’ai un prénom pour le garçon. Elle lui donnera. D’accord. Ils sont d’accord. Ils disent : cet enfant s’il devient un homme sera comme un dieu de la guerre mais sans la guerre. 1933. Ils sont d’accord. Ils disent : cet enfant s’il devient un homme fera pour nous le récit de ce que nous sommes. La femme précise : il fera le récit de ce qu’ensemble il est possible de devenir. 1968. Il sera parfait pour être à l’image d’une fête incontrôlable. 1933. Un prénom est en attente pour l’enfant de leur fille. Il vient. La fille leur donne. 1968. Elle donne le corps du garçon. C’est moi. Salut.

Je porte le prénom qui attendait un corps. Je le porte comme on porte un cadavre qui va renaître.

Bord de rivière. Fleuve. Sur un pont. Sur un banc. 1933. 1988. Dans la cour devant la maison, Chantelle. 1978. J’ai dix ans.

21 juillet 1978. Je suis assis derrière la table, dans la cour devant la maison à Chantelle, et je souffle les bougies.

2 janvier 1933. Je suis assis à l’arrêt de bus à Vitry.

25 décembre 1960. Je mange des huîtres au petit matin à Chantelle.

10 mai 1988. Je pose la main sur ton épaule à Paris.

31 mai 1960. Je descends d’un train pour ma première journée d’usine à Clermont-Ferrand.

31 mai 1960. J’ai 23 ans. Je suis assis sur un banc, à Chantelle. Le bus va bientôt arriver. Il fait encore nuit, c’est le matin. Le bus arrive. Je monte dans le bus. Paysage. Paysage entre Chantelle et Clermont-Ferrand. Adieu les champs, adieu la terre, bonjour machines. À Clermont-Ferrand, le bus arrive à la gare, je ne sais pas où est l’usine. Je prends un taxi. Je vais à l’usine en taxi. Pour ma première journée de travail à l’usine j’y vais en taxi. À partir du lendemain, et pendant les 35 années qui suivront, j’irai en vélo.

2 janvier 1933. J’ai 21 ans. Mon père est mort cette nuit et je quitte l’appartement pour aller à l’usine de couvre-pieds. Pourquoi tu fais ça. Pourquoi tu ne restes pas avec moi. Je vais travailler. Je serai là ce soir. Je quitte la maison. Mon père est mort cette nuit. Il faut que j’aille travailler. Il ne faut pas que je reste seul avec elle dans cet appartement. Je m’assois sur un banc à l’arrêt de bus, comme tous les matins, rue de Wattignies, Paris. Le jour n’est pas encore levé. Le bus arrive. Je descends à Vitry. Je vais à l’usine. Je travaille. Le soir, à l’arrêt de bus à Vitry, une femme s’assoit à mes côtés. Premier regard. Au premier regard elle dit oui. Elle travaille dans la même usine que moi. Je ne l’avais jamais vu.

Je rentre chez moi. Chez mes parents. Chez ma mère. Je ne rentre pas seul. Je rentre avec cette femme. Je dis à ma mère voici la femme que je n’avais jamais vue. Je dis : l’homme tout seul, ce n’est pas bon, voici la femme. Devant moi. Elles se regardent. Elles se disent oui.

2 janvier 1933. J’ai 17 ans. Hier nous sommes arrivés à Vitry. Je commence aujourd’hui le travail à l’usine de couvre-pieds. Le soir, à l’arrêt de bus, un homme s’assoit à mes côtés. Je ne rentre pas chez moi.

10 mai 1988. J’ai 20 ans. Je m’assois sur un banc. Paris. Je regarde le jour qui tombe sur la Seine, sur la ville. Je touche l’épaule d’une femme.

3 Janvier 1933. L’homme et la femme attendent le bus. Ils vivent ensemble maintenant. Ils vivront ensemble chaque jour de leur vie à partir de maintenant. Chaque jour des jours de leur vie sans se quitter, à l’exception des jours de guerre. Silence des morts. Parole des vivants.

3 janvier 1933. Dans le bus qui nous amène à Vitry, je te parle de Chantelle. Je te dis que c’est là que je suis né. Je te demande si tu veux bien vivre avec moi. Tu dis oui. Tu dis : vivre avec toi et avec toi mourir. Je te demande : si tu veux bien mourir à Chantelle avec moi. Tu dis oui. Nous décidons, ce matin du 3 janvier 1933, que nous allons vivre ensemble et mourir à Chantelle.

Je ne connais pas encore le village de Chantelle, je viens d’entendre pour la première fois son nom, et assise au côté de cet homme, dans ce bus, j’y inscris ce matin mon nom et le sien sur une tombe. Viens vivre avec moi. Viens mourir avec moi. Là. Terre où tu es né. Viens. Demain nous enterrons ton père. Viens.

2 janvier 1933. Lorsqu’ils se regardent pour la première fois, tous les deux, assis sur le banc à l’arrêt de bus de Vitry, ils signent ensemble l’étendu des jours à venir : ils signent ensemble les derniers jours : l’étendu des derniers jours. Il a 21 ans. Elle a 17 ans. Quelque chose du bonheur existe pour eux entre ce banc de 1933 et cette tombe à Chantelle dans laquelle aujourd’hui leurs deux corps.

Je voudrais. Avec toi. Oublier le repos. Je voudrais que ce banc et cette tombe, pour toi et pour moi, fondent sous la chaleur du récit et fassent que nos corps ne s’y arrêtent pas, ne s’y enterrent pas. Je voudrais que nos corps s’ouvrent à l’infini. Je voudrais que nous ouvrions, dans la terre, un passage par lequel nous en libérer : en y étant.

Un monde est en train de naître.



Phrases, entre 3 et 4.

J’écris ces mots à Chantelle.

J’ai dix ans.

Je suis : en train de naître.

Lorsque nous trouvons une cohérence à l’histoire, chaque corps qui la traverse accède à sa naissance.

Il suffit de construire un récit qui délie les liens pour que s’ouvre le livre.

Le livre ainsi qui s’écrit déborde les mots.

Et le récit trace de nouveaux liens par lesquels le livre devient un corps vivant.

Le livre est le lieu où vibrent les liens vivants entre solitudes et ce que nous devenons.

Je lis ces mots le 28 septembre 2009 à Lyon.

J’écris ces mots à Clermont-Ferrand le 14 novembre 2007.

Dans deux jours, c’est l’anniversaire du jour de la naissance de mon père.

J’écris ces mots à Chantelle le 9 septembre 2001.

Dans deux jours : un monde s’effondre.

Je sais qu’il existe un passage nécessaire : par lequel fêter la venue de ceux par qui nous sommes venus.

Je sais qu’il existe un passage par lequel notre monde s’effondre.

Dates négation.

Dates affirmation.

Dates cadavres.

Dates naissances.

Nous savons, aujourd’hui, qu’il existe un passage, innommable : par lequel notre monde s’effondre, et n’est remplacé par rien.

Nous ne savons pas jusqu’où nous sommes capables d’entendre ce que nous dit cette phrase.

Nous savons aujourd’hui que le monde effondré est encore là bien que remplacé par rien.

Nous savons qu’il est encore là et qu’il est vivant bien que remplacé par rien.

Nous savons qu’au centre du vide, il y a une autre fête.

Nous expérimentons la folie de croire à cette phrase.

Nous marchons vers cette fête.

Nous pensons qu’elle ouvre les vies à la venue de corps dispensés de toute nécessité.

Nous émettons des hypothèses.

C’est dire si nous y croyons encore.

Nous dépassons les hypothèses.

Nous maintenons la vie en vie.

Nous dépassons la maintenance.

Nous vibrons d’y croire.



Notes et fragments – chantier.

Maintenant qu’il ne nous est possible de penser la proximité de Dieu que sans lui. Maintenant qu’il nous est possible de penser son approche, par son impossible atteinte. Maintenant que nous savons que l’Autre est toujours plus proche de Dieu que nous. Maintenant que nous savons que l’Autre : est toujours plus proche de la mort que nous, et que c’est par ce lieu de l’inatteignable – l’Autre – que nous pouvons fréquenter la mort, et que c’est par ce lieu inatteignable – la mort – que nous rencontrons l’Autre . Maintenant que nous savons que l’Autre en sait plus long que nous sur la mort. Maintenant que nous savons que croire en Dieu veut dire accepter de mourir par son accueil. Maintenant que nous savons que l’approche de Dieu n’est rien d’autre qu’une approche de la mort. Maintenant que nous savons qu’en tuant Dieu, nous n’avons pas tué la mort. Maintenant que nous savons, aussi : qu’il est intolérable à un corps d’homme d’accueillir le corps de Dieu en son corps sans que son corps en meurt. Maintenant que nous savons que certains le font, que certains disent le faire, et que nous ne parvenons pas à les croire. Maintenant que nous savons que parmi ceux qui non seulement ne parviennent pas mais refusent de les croire, un certain nombre est prêt à tuer les corps qui disent accueillir Dieu dans leur corps sans en mourir. Maintenant que nous savons qu’il est intolérable à un corps d’homme d’accueillir un corps à venir dans son corps sans en mourir, mais que la femme, elle, le peut. Maintenant que nous savons que tout récit est un dialogue avec la mort, c’est-à-dire avec le temps, c’est-à-dire avec Dieu, c’est-à-dire avec le temps de Dieu, mort ou vif. Maintenant que nous savons que tout récit n’est pas un dialogue : car ni la mort, ni le temps, ni Dieu, mort ou vif, ne parle. Maintenant que nous savons que c’est l’homme qui parle. Que ce sont les hommes et les femmes qui parlent – se parlent : dans la fréquentation de la mort qui vient. Maintenant que nous savons tout cela, et que nous l’acceptons, quelle qu’en soit la violence, à quelque degré et de quelque manière que s’exerce cette violence. Maintenant que nous savons.


***

Me maintenir présent dans la proximité d’autrui qui s’éloigne définitivement en mourant, prendre sur moi la mort d’autrui comme la seule mort qui me concerne, voilà ce qui me met hors de moi et est la seule séparation qui puisse m’ouvrir, dans son impossibilité, à l’Ouvert d’une communauté.


***


Abrupt, le réveil. Réveil abrupt. [L’abrupt du réel. Ce qui vient. Ce qui est. Le réel : ce qui est. L’événement : ce qui vient. Dialogue : entre événement et réel. Le réel continent-il l’événement.]


***

Le père du père est né à Ussel dans l’Allier, il a vécu à Chantelle, il est mort et enterré à Chantelle.
La mère du père est née Chirat-l’église, elle a vécu à Chantelle, elle est morte et enterrée à Chantelle.
Le père de la mère est né à Chantelle, il a vécu à Paris, à Chantelle, il est mort à Clermont-Ferrand, il est enterré à Chantelle.
La mère de la mère est née à Aubepierre, elle a vécu à Paris, à Chantelle, elle est morte à Clermont-Ferrand, elle est enterrée à Chantelle.
Le père est né à Chantelle, il vit à Clermont-Ferrand, il va bientôt vivre à Chantelle, il souhaite se faire incinérer.
La mère est née à Paris, elle vit à Clermont-Ferrand, elle va bientôt vivre à Chantelle, elle souhaite se faire incinérer.
L’enfant est né à Clermont-Ferrand, il a vécu à Paris, il vit actuellement à Nantes.


***


La distance qui nous sépare des hommes qui meurent s’appellent l’infamie ; et vivre n’est jamais qu’une manière de se confronter à cette distance.

La distance qui nous sépare des hommes qui meurent, en même temps que nous nous y confrontons, par la séparation qu’elle crée entre ceux qui meurent et nous qui vivons – si nous vivons –, il nous faut désormais la pénétrer, et dedans : tisser le maillage d’un nouveau sol, et faire de cette distance un lieu : à l’intérieur duquel vivre. Un lieu où toute fête saurait surgir : entre nos corps renaissant de la mort qu’ils ont connu autant qu’un corps vivant peut connaître la mort. Le corps pas plus que la pensée n’oublie le temps de la mort. Le corps pas plus que la pensée n’oublie le temps de la fête. Principe d’existence.

La distance qui nous séparent des hommes qui meurent.

Nous : les hommes qui vivons.

La distance qui séparent les hommes qui vivent : Dieu.




4.

Je longe la rivière. Je rejoins le fleuve. Je monte dans une voiture. Je suis assis à la droite du chauffeur. Je descends de la voiture. Je marche le long de la route. Je traverse un pont. Je traverse une rivière. Je traverse un océan. Je m’enfonce dans les champs. Je reviens sur la route. Je contourne un rond point. Des hommes débitent du bois. À proximité du rond-point. Des hommes manient une tronçonneuse. Le bruit de la tronçonneuse. Je m’éloigne du rond-point. Le bruit de la tronçonneuse. Disparition, derrière moi.

Je longe la route. Longue ligne droite dans le froid du vent. Une voiture s’arrête. La porte s’ouvre. J’entre. Je m’assois à l’arrière. Quand le passager de l’avant s’en va je passe à l’avant. Je m’assois quand la place est libre. Je m’assois quand la place est vide. Je m’assois dans le confort. Je m’assois dans l’inconfort. Des places existantes.

Je pense aux vies traversées. Je pense que nos corps traversent des vies. Je pense que des vies traversent nos corps et que certains corps le refusent. Je pense que ce refus participe de la mort à l’œuvre. Je pense qu’e les corps dans ce refus acceptent autre chose. Je pense qu’ils sont traversés par autre chose. Je pense qu’ils traversent autrement. Je me demande quoi. Je me demande comment : accepter de l’autre ce que l’on refuse pour soi.

Je pense à la violence du bouleversement. Je pense au vertige qui s’ouvre par lequel une vie autre commence.

Je pense à l’attention qui a manqué. Je pense à l’attention juste : à porter : à chaque vie. Je pense au vide. Je pense à la mémoire comme à un trou béant ouvert sur la vie.

J’ai dix ans. Je longe la rivière. Je sais que le corps est le lieu de la mémoire. Je sais que chaque corps est un lien vivant pour la mémoire. Je sais que mon corps est un trou béant, ouvert sur la vie qui vient.


***


Le conducteur de la voiture est traducteur. Je lui dis : vous et moi nous faisons un peu le même métier. Il me demande ce que je fais. Je dis que j’écris la traduction d’un récit dont la compréhension qui m’en sépare m’évoque la distance entre deux langues étrangères. Le conducteur dit que nous sommes tous traducteurs. Il dit regardez-moi, là, en train de conduire, je suis en pleine traduction. Je traduis la ligne droite et les courbes de la route par les nécessaires mouvements afin d’ajuster la trajectoire du véhicule.

Il dit : traduire les mots d’une langue par les mots d’une autre langue, ce n’est pas cela traduire. Traduire, c’est traduire en gestes la nécessité de certains déplacements. C’est développer l’attention à ce qui arrive pendant ces déplacements. La traduction, ce n’est pas le résultat qui vient proposer une langue à la place ou à la suite d’une autre langue. C’est le passage d’une langue vers une autre. C’est le temps du passage. C’est vivre le temps du passage vers l’autre. La traduction : c’est du temps.

Je lui dis oui vous et moi nous faisons à peu près le même métier. En ce moment, je fais le récit d’une mémoire qui s’ouvre à la conscience. Certaines images reviennent. Je laisse monter les sensations. Je fais le récit de la remontée lente d’une sensation enfuie. Je marche vers la source. En même temps : j’essaye d’ouvrir vers le large. Je laisse les sensations traverser le corps. J’essaye de trouver des mots : là où il n’y en avait pas. Je me dis à vous entendre que traduire est un mouvement très proche. Quand je dis une mémoire qui s’ouvre à la conscience, c’est pour dire comment une mémoire encore sans mot, et pourtant bien vivante, se traduit par la formation de certaines phrases qui lui redonnent conscience : une opération par laquelle la mémoire reprend conscience : elle se réveille : elle reprend vie.

Je travaille à traduire en mots la sensation sans mot. Je m’efforce de matérialiser un récit où sensation et pensée se forment et se déploient : en même temps.

Le traducteur s’arrête à Tours. Nous nous saluons.


***


Dans la voiture, devant, deux jeunes infirmières. Leurs examens de fin d’année. Je m’endors. Et toi tu feras quoi quand tu seras grand. Je me réveille. Moi, je veux être éboueur. C’est un métier pauvre et ils sont riches. Ils ramassent tout ce que vous ne voulez plus. Je veux être éboueur, avec des bidons jaunes en plastiques, et tout ce que vous ne voulez plus : j’en ferai de l’or. Une des deux étudiantes infirmières se retourne. Elle demande ce que je compte faire de ce trésor. Ses yeux pétillent de sourire. Je compte : faire payer le prix. Faire payer le prix de ce trésor, le revendre, c’est-à-dire vendre l’invendable. Je compte ouvrir un très grand restaurant, et devenir serveur : pour enfoncer mes doigts dans les fromages au moment de les présenter à ceux qui se croiront encore les maîtres. J’aurai, à ce moment-là, ce gentil sourire de docilité piétinant l’amour, et aussi : un nœud papillon en train de se défaire, et aussi : dans les yeux, deux images : à droite, celle d’un talon aiguille transperçant un cœur encore battant ; et à gauche, celle d’une voie express traversant la pièce où tu es née, et dans tout le corps : le froid du vent. L’étudiante infirmière n’a pas lâché le sourire : il s’est fait comme plus clair à chaque mot. Il ouvre la nuit.


***


Le conducteur a la cinquantaine. Il y a 24 ans, il traverse l’océan. 1983. Il y a 24 ans, il arrive du Chili. Paris. Sans papier. Sans un mot. Sans parler la langue. Il traîne dans le métro. Il s’appelle Ugo. Aujourd’hui, il travaille à Montpellier. Sa famille vit à Vannes. Quand il parle de sa femme, il dit : l’autre. Je descends.

La voiture s’éloigne. Une autre voiture s’arrête. Je monte.

Le chauffeur a la cinquantaine. Il est conducteur de rames de métro, à Paris. Sa fille vit à Nantes. Il va rejoindre sa mère dans la Nièvre. En 1983, la possibilité que lui et Ugo se soient croisés dans le métro. En 1983, je vis rue de l’oradou à Clermont-Ferrand.


***


Novembre 2007. Appartement de la rue de l’oradou. Appartement dans lequel je vis entre 1974 et 1987. À toi qui lis ces mots : je t’invite à bien regarder la pièce dans laquelle tu te trouves en ce moment. Je t’invite à considérer cette pièce comme l’improbable traduction, par le présent de toi qui t’y trouves, de l’appartement de la rue de l’oradou dans lequel j’ai commencé à écrire ce que tu es en train de lire.

Tout d’abord, les clés. Dans le creux de la main droite. Deux clés pour la porte. Une clé pour la cave. Une clé pour les boîtes aux lettres.

Il devait y avoir une autre vérité qu’on nous cachait, pas possible, quelque chose clochait, cette réalité ne tenait pas. Il manquait la colère.

Je suis face à la porte. Dans la main droite, poing fermé, je tiens serrées les clés [tenir = soi]. Je tends le bras. [Tendre = donner]. [Violence. Tendre. Vers. Tendresse. Violence]. Les clés serrées dans la main sont maintenant au-dessus du vide de la cage d’escaliers. Je suis au quatrième étage, face à la porte de l’appartement dans lequel tu as vécu entre 1975 et 1986. Je défais l’étau qui enserre les clés dans la main. Je défais l’étau qui enserre. [Ouvrir. Lâcher]. Les clés tombent dans le vide. Je ferme les yeux. J’attends le son de l’impact des clés, au sol, en bas. Quand je l’entends, j’entre dans l’appartement. Je marche dans le couloir. À droite la première chambre, je n’entre pas n’entres pas. [Ne pas entrer]. Je continue d’avancer dans le couloir. À gauche la salle à manger ; la lumière pénètre dans la pièce par une large baie vitrée. [Entrer. Entre. L’espace : entre. Deux espaces. La lumière pénètre. Un espace.] J’entre dans le salon, à droite. [Entrer]. Là, une bibliothèque aux portes vitrées. Derrière les vitres, les livres muets. Sous les livres derrière leurs portes vitrées, d’autres portes, en bois celles-ci, plus petites. Derrière ces portes, les albums-photos. J’ouvre une porte. [Ouvrir]. Je prends un album photos. [Ouvrir. Prendre.] J’ouvre l’album photos. Je feuillette. Je m’arrête sur une photo. [Arrêter]. Je regarde l’image. C’est à la fin d’un repas. J’ai dix ans. Je suis assis derrière la table. Je m’ennuie. Je quitte la table, je vais dans le salon. Là, une femme est assise dans un des fauteuils. Quand je lève mon visage vers le sien, son regard pénètre le mien. Quand je lève mon visage vers le sien, mon regard plonge dans son regard et des mots pénètrent mon corps et me parlent d’amour en une langue dont je ne connais pas encore la traduction adéquate qui me permettrait de quitter cette pièce. Je regarde l’image. Je regarde la femme. Je referme l’album photos et je quitte le salon. Je continue d’avancer dans le couloir. Au bout du couloir, perpendiculaire : un petit couloir qui dessert la cuisine, les toilettes, la salle de bain, et la deuxième chambre. Je rejoins la deuxième chambre. C’est ma chambre. La lumière entre par les fenêtres. Je marche vers les fenêtres. Je les ouvre. En bas, le toit des garages souterrains. Je ferme les yeux. Je traverse le toit. Je suis dans les sous-sols face aux portes des garages. Je me retourne. Ne te retourne pas. Je me retourne. Je pousse une porte. Je marche dans le couloir qui dessert les caves. À ma gauche, la porte qu’ouvre une des clés que je retrouve au sol quelques pas plus loin, au bas de la cage d’escalier. Je laisse les clés au sol. Je prends l’escalier. Je remonte d’un étage. Dans le hall d’entrée, les boites aux lettres. Dans le hall d’entrée, l’absence des boîtes aux lettres. Elles sont dehors maintenant. Elles sont en métal maintenant. Je sors. Je descends quelques marches pour rejoindre la rue. Je m’éloigne de l’immeuble. Au premier carrefour, je laisse à gauche l’école maternelle, l’école primaire. Je continue tout droit. Au second carrefour, face à la masse des bâtiments du collège, du lycée, je bifurque à droite. Je rejoins la gare. Je monte dans un train. J’entre dans un compartiment. Là, un homme est assis. Quand je lève mon visage vers le sien, dans son regard je pénètre une attente à laquelle nulle traduction en moi ne sait répondre. Une attente à laquelle je pense alors qu’il m’est nécessaire de répondre. Pénétration d’un regard. Lecture d’une attente. Impossible à traduire. Impossible d’y répondre. Une équation indéchiffrable, à laquelle je donnerai plus tard la solution suivante : ce n’est pas en répondant que se forme un corps, mais seulement en affirmant sa présence. Solitude. De la présence. Je m’assois en face de l’homme. Le paysage défile. Des hommes, des femmes, dans le paysage, travaillant la terre, de leur main. Le train. Rrejoint Paris. Gare de Lyon. Je descends du train. Je sors de la gare. Je rejoins : une nouvelle chambre. Mon corps n’est pas prêt pour la solitude. J’ai dix ans.


***


Le petit couloir au bout du long couloir. Il y a un miroir entre la porte de la salle de bain et la porte des toilettes. Je me tiens face au miroir. Je me retourne. Ne te retourne pas. Je me retourne. Je vois la porte d’entrée ouverte, face à moi.


***


Appartement de la rue de l’oradou. Je descends les grands escaliers. Sur le trottoir, en bas, je tourne à gauche. Je marche dans la rue qui file jusqu’au premier carrefour. École maternelle. École primaire. Je continue. Collège. Lycée. 1979. 1987. Allers-retours entre l’appartement et les salles du collège, du lycée, où chaque année je comprends moins ce qu’il m’est nécessaire d’apprendre. 1987. Face à la masse des bâtiments, je bifurque à droite et je rejoins la gare. Je monte dans un train. Paris. Allers-retours, toutes les semaines, entre Clermont-Ferrand et Paris.

En février 1988, une nuit, je frotte mon visage contre les murs, je me souviens très bien. Un monde s’effondre, et nulle force pour en bâtir un autre.


***


Entre février 1988 et septembre 1997, il s’absente du monde. Il pense qu’on l’oublie. Il voudrait qu’on l’oublie. Il voudrait croire vouloir cela. Il dort vingt heures par jour pendant près de dix ans. Un matin, la porte s’ouvre. Il est dans le berceau. Il a trente ans. On vient le chercher. Il part en courant. Il emmène avec lui le berceau. Il se réfugie dans une nouvelle chambre. Il commence à écrire un roman initiatique dans lequel un enfant est attaché à un radiateur. Entre 1987 et 1997, il est absent du monde. Le roman iniatique peine à se détacher du radiateur. Il envisage alors d’écrire un long poème analytique. Entre 1997 et 2001, il s’installe dans une nouvelle chambre. Il commence l’écriture du poème analytique chaque matin en recopiant le même alexandrin, qui entre 1997 et 2001, lui parait à tel point indépassable qu’il ne le dépasse en effet pas : l’accès à l’écriture : pas par la réclusion. Il manque l’affirmation. Il donne un titre à l’alexandrin : un autre passage est nécessaire.

Il lui faut défaire les vieilles images afin de pouvoir toucher le monde. Il n’est pas prêt c’est le moins que l’on puisse dire. Il écrit : Un jour, le récit du vieux sera fait. Un jour, le récit que le vieux ne t’a jamais fait, le récit qui te manque, un jour tu le feras. Il cherche le récit par lequel articuler les mouvements de son corps en même temps que les mouvements de ses phrases. Il apprend lentement, et finit par croire à l’existence d’un mouvement s’ouvrant au récit par lequel s’oublie tous les récits qui ont manqué. Il écrit : aucun récit n’a manqué. Nul récit ne manque. Le récit est ce qui est. Le récit. Est le mouvement de ce qui est. Voilà. Maintenant je suis prêt. Pense-t-il souvent.

Un jour, il cesse de vouloir le penser.


***


Il a vingt ans. Son enfant vient de naître. Il part à la guerre. Il revient vingt ans plus tard. Son enfant a vingt ans. Il donne son nom à l’enfant. Il repart.


***


Longer la rivière. Traverser la ville. Monter dans une voiture. Quitter la ville. Descendre. Longer le fleuve. Manger sur un banc. 13h00. Marcher, à la périphérie de la ville. Quitter la périphérie. 14h00. Le téléphone sonne. Une voix demande où j’en suis du voyage. Je réponds. Périphérie de la ville. Bord du fleuve. Loire. Nantes. Tours. Centre du pays. Bord du fleuve. Remontée du fleuve. Loire. Allier. Bédat. Tiretaine. Clermont-Ferrand. Je marche sur un trottoir. Je m’arrête devant un panneau. Vierzon, 111 kilomètres.

15h00. Assis au côté du conducteur de rame de métro à Paris.

La nuit tombe. Autoroute. Péage. Bourges. Le froid dans les doigts commence à faire mal. Une voiture s’arrête. Une porte s’ouvre. Je m’assois aux côtés d’une jeune conseillère en code du travail. Parole. Chauffage. Réchauffe le corps. Montluçon. Je descends. Voiture s’arrête. Une porte s’ouvre. Je m’assois aux côtés d’un jeune conseiller commercial en pharmacie. Parole. Chauffage. Réchauffe le corps. Des métiers. Dont j’ignorais l’existence. Des métiers. Qui mettent femmes et hommes sur les routes. Un voyage. Sur la mer. Pendant vingt ans. Ton métier. Quel renoncement à tout métier. Je fais un voyage. Je participe à une guerre déclenchée par le rapt d’une femme. Tous les amis du mari de la femme sont prêts à mourir et faire mourir tous leurs hommes pour que la femme revienne au mari. Qui est prêt à croire à une pareille invention. Raconte-moi autre chose.

D’accord. voilà. Très simple. C’est aujourd’hui le 14 novembre 2007 et j’entame le voyage qui me ramène là où je suis né. Je viens fêter l’anniversaire du jour de la naissance de mon père et l’histoire de l’humanité toute entière demande un passage par lequel elle estime être en droit d’être fêté, elle aussi. Voilà. C’est tout.

Veux-tu venir avec moi. Je prépare une fête dont j’ignore la date et le lieu et la forme qu’elle aura. Une fête par laquelle chacun nous saurions nous découvrir comme une particule de l’univers, tu vois ?


***


Il se réveille à 6h00. Il finit de préparer ses affaires pour le grand départ. Il décolle tous les dessins de Marie scotchés au mur. Il fait place nette sur les murs dans la perspective de son retour. Il prévoit de revenir. Il s’en va. Il marche dans quelques rues de Nantes. Il traverse Nantes. Il marche jusque vers la Loire. Il passe à côté de chez Soizic. La première voiture qui s’arrête est conduite par un homme qui dans 60 jours va traverser l’Atlantique à la rame pour un voyage en solitaire. Il fait du stop entre Nantes et Clermont-Ferrand. Il fait le récit de son voyage. Il prend des notes. Il relit l’Odyssée. Il relie des points entre eux. Il a rendez-vous à Clermont-Ferrand avec Patrick au niveau du rond point des pistes de l’usine Michelin. Tous les noms reviendront. Tous les noms reviennent. Tous les lieux. Il passe la soirée chez Patrick, Christine, Lubin, Anouck. Ils mangent, ils parlent, ils boivent, il dort chez eux. C’est la première fois qu’il dort chez eux. Il parle avec Patrick de ce projet qu’ils ont tous les deux. Leur mémoire commune. Leurs mémoires séparées. Il éteint la lumière vers une heure du matin. Il ressent la fatigue de la journée passée au grand air, avec le froid, et le vin, pour finir.