COMMENCER - NOVEMBRE



Quatrième jour.

Clermont-Ferrand. Marche sur les hauteurs de la ville. Gris du ciel. Gris du jour. Marche dans les rues de la ville. Hommes et femmes. Assis sur les bancs. Sacs en plastiques remplis du peu qu’ils possèdent. Hommes et femmes de la rue. Hommes et femmes. Alcool. Femmes dont on ne reconnaît plus les corps de femmes. Hommes et femmes dans la ville. Hommes et femmes dans les maisons. Hommes et femmes à la rue. Hommes et femmes dans les bureaux. Dans les champs. Dans les usines. Derrière les machines. Derrière les tables. Sur la terre. Dans les rues. Hommes et femmes de la nuit et du jour. Hommes et femmes au travail. Dans la nuit. Dans le jour. Hommes et femmes au travail, avant les heures du jour. Hommes et femmes préparant les lieux pour ceux qui viennent après. Hommes et femmes nettoyant les lieux. Hommes et femmes levés dans la nuit pour laver le sol des lieux du travail des autres. Hommes et femmes entrant dans les maisons pour y laver les draps des autres, la vaisselle des autres, les vêtements des autres, les sols des autres. Hommes et femmes faisant propres les lieux qui ne sont pas les leurs. Hommes et femmes au service des autres. Hommes et femmes dans les rues de la ville.

Il tend la main. Elle tend une assiette. Il fait à manger. Elle passe le balais. Il finit une bouteille. Elle avale une bouchée. Il appelle son chien. Elle trébuche et elle tombe. Il répare sa voiture. Elle dit que c’est trop cher. Il sort de chez lui. Elle encaisse la monnaie. Il s’assoit sur le muret. Elle referme le sac. Il attend que le jour passe. Elle rentre du travail. Il part en vacances. Elle éteint la télé. Il prend ses médicaments. Elle est payée pour ce qu’elle fait. Il paye pour ce qu’il vient d’acheter. Elle vit autrement. Il a envie d’autre chose. Ils se croisent. Ils se parlent. Ils s’ignorent. Ils s’évitent. Ils se rencontrent. Ils s’arrêtent un instant. Ils marchent ensemble pendant quelques heures. Ils ne se quittent plus. Ils vont ailleurs. Ils restent ici. Ils sourient. Ils pleurent. Ils se tiennent par la main. Ils voient les hommes et les femmes dans la ville. Ils savent que le monde est vaste. Ils vont le voir. Ils vont y vivre. Ils le vivent.


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Nantes. Le monde : est derrière la porte. Bruit de l’aspirateur dans le couloir suivi de bruits de pas descendant l’escalier. Le monde : est derrière la porte. Le corps est assis derrière un écran. La partie de la pièce dans laquelle je me trouve est à l’ombre. La lumière entre dans la pièce à gauche par la baie vitrée. Le monde : est au-delà de la baie vitrée. Dehors, la ville. Une grue géante tracte un chariot jaune depuis la rue derrière l’immeuble en fin de construction jusqu’à la rue devant l’immeuble en bord de la rivière. J’ai dix ans.


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Clermont-Ferrand. La marché couvert. Les ingrédients pour le repas de ce soir. Du persil. De la menthe. Des tomates. Des oignons. Du blé cassé. Du citron. De l’huile d’olive. Du sel. De la viande de bœuf. De la viande de porc. De l’ail. Des carottes. Du poivron rouge. Du curry. Du cumin. Des œufs. Du riz. Des fromages. Du pain.


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Clermont-Ferrand. Un appartement. Une cuisine. Hacher les légumes pour faire le taboulé. Hacher les légumes pour les boulettes de viandes. Penser aux pommes de terre, à la farine et au beurre et à la crème fraîche pour faire le pâté aux pommes de terre : une autre fois. Penser à Lucie. Penser à la cuisine rue de la Font-Neuve, à Chantelle. Penser à la maison à Montpellier. Les premiers taboulés. Penser à Nathalie. Penser au Liban. Penser à la maison de Saint-Martin. Penser à la maison de Vallabrègues. Les premières boulettes de viande. Penser aux fêtes dans la cour de la maison de Vallabrègues. Revoir le balcon et la robe rose que tous les amis tour à tour enfilent dansant sur la musique de Barbie world. Servir les boulettes de viande avec du riz, sans sauce. Rien que le riz. Penser : pauvre. Penser à Dominique, penser à Tamara. Penser : fromages = Clermont-Ferrand. Penser au dessert que Jolam est en train de faire. Penser que c’est le dessert de son père. Penser au vin que Ralep est en train de sortir de la cave. Penser au champagne : penser aux parents de Jolam. Penser que Leppé n’est associé à aucun plat. Me souvenir que le nom de résistant de Leppé était fourchette. Me souvenir de lui au bout de la table, muet, mains tremblantes, regard à moitié masqué par des lunettes au verre gauche opaque. Passer l’après-midi à préparer le repas.


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La table. Les noms. Les lieux.
Le corps. Les noms. Les lieux.
Le passé. Les points. Le souvenir.
Les lieux. Les mots. Les lieux.
Les sons. Les lieux. L’été.
Les mots. Le temps. L’été.
Le corps. L’instant. Le retour.
L’attente. Les mots. La manière.
Le regard. Les gestes. L’été.
L’instant. Le retour. l’intensité.
La demeure. L’étranger. Le même.
Le temps. Le retour. La demeure.
La marche. La pensée. Tandis que.
L’autre corps. Tandis que. La pensée.
Le geste. Les mots. Le récit.
L’action. La multitude. La possession.
Le jour. Le regard. Le corps.
Le récit. La multitude. Le jour.
L’autre corps. Le récit. La parole.
La croyance. La possession. La multitude.
Le jour. La multitude. L’été.
Le lien. La confiance. L’éternité.
L’insistance. L’action. La multitude.
L’été. Le lien. La trahison.
L’insistance. L’action. Les mots.
Le vrai. La traversée. Les jours.
Le vrai. La connaissance. La parole.
La croyance. La retraversée. La reconnaissance.
L’infini. La masse. La matière.
Le don. Les mots. L’action.
L’infini. La masse. La matière.
L’accès. L’action. Le récit.
Le retour. Le libre. L’ouvert.
Les mannes. La mémoire. Le possible.
La venue.
Le corps. La possible venue.

Écrire, à vrai. Retraverser les jours, à vrai. Comme on dirait : à cru. J’accrois : la masse de la matière à donner à vivre. Voilà de quoi je participe. J’accrois la masse de cette matière ; je la précise. Je fais le récit. D’un retour qui libère. Ouvre les mannes de la mémoire. Trace la possibilité d’un avenir.


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Commencer par le persil. Trois bouquets. Une planche en bois. Un couteau. Couper menu. Ne pas utiliser la machine électrique qui broie le persil.

À Nantes. Un homme, ivre. La masse de son corps. Face à lui, je ne suis rien. Je suis à lui. S’il me veut pour lui, je suis à lui. S’il me veut pour vivre je suis à lui. S’il me veut pour me tuer je suis à lui. La masse de son corps. Cette nuit en rêve il vient sur moi et je m’en libère. J’appelle au secours dans le rêve, personne ne vient, je m’en libère. Par deux mots que je crie dans le rêve. Quand je dis les deux mots je ne suis plus dans le rêve. Les mots me libèrent du rêve. Je me réveille par les mots.


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Le persil, haché, est dans le saladier. Continuer avec la menthe. Un bouquet. Hacher menu. Continuer. Nantes. Nuit du 24 au 25 janvier 2005. Un coup de couteau dans la chair du mollet droit. L’homme qui nous court après nous rattrape et frappe. Je ne sens que le coup du couteau. Je ne sens pas la lame qui entre dans la chair. Je sens la chaleur du sang. Je me réveille.


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Après la menthe, les tomates et l’oignon. Très menu pour l’oignon et petits cubes pour la tomate.

Il y a un château dans la ville. Il y a dans la ville une carte du monde. Il faut la trouver. Il y a dans ton cœur une carte du monde. Il faut la trouver. Il y a dans le monde ton cœur. Il y a le monde au dehors de ton cœur. Il y a un chemin de ton cœur à mon cœur. Il y a un chemin de parole. Écoute. Un chemin de la parole du cœur. Un chemin de la parole qui va du cœur à la pensée. Un chemin pour dire l’écoute et la pensée. La matière d'une écriture en constitution. La périphérie du cœur. Le présent du cœur. Le cœur du travail.


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Pendant la coupe des légumes, faire cuir le blé cassé. Quand l’eau est à ébullition, couper le feu, recouvrir la casserole. Laisser le blé gonfler.

Je veux un corps pour vivre. Je veux effacer la distance entre le jour où je vins et le jour qui vient. Crève-moi les yeux. Obéis à mes ordres. Je veux un corps pour défaire les injonctions de mort, et tisser avec lui dans le secret des lieux : une vie nouvelle.

Rincer le blé à l’eau froide et l’essorer par poignées, dans la main, comme on essore les fines lamelles de pommes de terre après les avoir salées et laisser dégorger lorsque l’on fait le pâté aux pommes de terre. Couper les citrons. Les presser, faire couler le jus.

Je vois un espace blanc. Un trou de mémoire. Le néant. Je vois un espace ouvert. Je vois l’image cramée des jours où je n’étais pas. Je vois l’image incandescente du jour où je viens. Je vois l’image en feu du jour où je vois. Image en feu du jour où je te vois. Première fois. Première vue. L’œil : ne supporte pas cette lumière. Et pourtant c’est la seule qui vient. C’est la seule à voir. Dans le feu qui brûle ce qui pour être vu demande à brûler j’écris sans le savoir le récit du monde. Et jusque dans ton corps. Si le feu qui brûle en toi n’éteint rien du mien nous vivons dans le récit du monde.

Mélanger persil, menthe, oignon, tomates et blé cassé avec le jus de citron, de l’huile d’olive et du sel. Goûter. Savoir que le persil et le blé sont encore un peu trop fermes. Savoir que le jus de citron, l’huile d’olive et le sel n’ont pas fini d’imprégner les ingrédients. Mettre le saladier au frais.


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Il y a une clé qui ouvre une porte, aussi grande que toi. La porte ouvre sur un espace, beaucoup plus grand que toi. Tu lui tournes le dos. Vas-y. Retourne-toi. Ouvre la porte aussi grande que toi. Et maintenant entre dans ce qui te dépasse. Voilà.

Couper menu mais un peu moins les carottes, les poivrons, de l’ail, de l’oignon, du persil. Verser les légumes dans un saladier. Casser quelques œufs. Ajouter du curry, du cumin, du sel. Ajouter les deux viandes. Et avec les mains, malaxer l’ensemble.


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Confectionner les boulettes de viande à l’aide d’une cuillère à soupe. Ou avec les deux mains. Sortir une poêle. Faire chauffer de l’huile de l’olive. Y jeter les boulettes. Laisser cuire. Retourner les boulettes dans l’huile de temps en temps.

Un seul homme ne sera jamais le gardien de tous les hommes. Un esclave seul ne saura jamais libérer un peuple d’esclaves. Les paysans furent longtemps les gardiens de la terre. Le paysage est une notion récente. Nous sommes tous les gardiens du secret.

Gardiens du secret, c’est ce que nous sommes tous, à notre insu, écrivant.


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Déposer une feuille de papier absorbant dans un plat pour y accueillir les boulettes au fur et à mesure qu’elles sont cuites.

Ville d’esclaves. Ville de réfugiés. Ville de vaincus. Quelles soumissions nous retiennent et nous empêchent. Il nous faut : défaire les liens de l’esclave, du réfugié, de la défaite. Et vivre maintenant la renaissance de l’heure défaite : par l’entrelacement de nos heurs libres.


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Ranger et nettoyer la cuisine. Les plats sont prêts. Les rassembler. Quitter cet appartement qui n’est pas celui dans lequel vous mangerez tous ensemble ce soir. Rejoindre le lieu où vous allez manger tous ensemble.


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Les femmes. Sont le peuple. La femme porte le peuple en elle. Quant à moi je répondrai par mon corps est le nom véritable de l’instance majeur.


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C’est le soir du grand repas. Il a dix ans. Il dessine un soleil. Il dessine une jolie petite maison avec des fenêtres par lesquelles voir le monde. Il dessine un fauteuil devant une télévision. Sur l’écran de la télévision il écrit le verbe mourir. Il écrit une deuxième fois le verbe mourir : au-dessus de la maison, dans le ciel bleu, entre le soleil et la cheminée. Il a dix ans. Il commence aujourd’hui le début d’un traité relatif au Pouvoir tel qu’il l’entend du haut de ces dix ans. Il écrit : les maisons sont bâtis pour qu’on y meurt, et pour qu’on y meurt ensemble. Il note dans la marge : une vie commune, éphémère ; une vie silencieuse, côte à côte ; nos corps muets, face à face ; une tentative de cartographie du désir en train de naître.


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Il a mal dormi. Il se réveille chez ses parents. Il mange avec eux à midi. Il fait une sieste. Il sort. Il marche dans la ville. Il prend un bus. Il appelle Olivier. Il achète au marché Saint-Pierre le nécessaire pour le repas du soir. Il rejoint Patricia chez elle. Chez eux. Il prépare le repas. Il fait une sieste. Il parle au téléphone avec Christian. Il parle au téléphone avec Patrick. Il attend Olivier avec Patricia devant l’immeuble où sa mère a travaillé jusqu’au printemps dernier. Il prononce quatre mots : solitude, libido, canalisation, consommation. Il rejoint Estelle et Christian qui les attendent place des Salins. Une voiture avec Estelle et Christian. Une voiture avec Christine, Patrick, Lubin, Anouck. Une voiture avec Olivier, Patricia et lui. Ils se retrouvent tous devant La petite vitesse, un bar à proximité de chez ses parents. Ils font la surprise à son père de débarquer tous ensemble. Ils sont les enfants de ses parents. Une amie de ses parents les rejoint. Ils sont 12 autour de la table. Ils mangent. Ils boivent. Ils sont ensemble.


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Tous les enfants sont réunis. Tous les amis sont réunis. Tous les parents sont réunis. Tout un petit monde. Tous ils sont là. Tous ils ont dix ans. Chacun est au cœur du monde. Chacun est un corps du monde. Chacun est un cœur du monde. Chacun est un corps dont le cœur fait battre le monde. Chacun est un corps dont le cœur fait battre le cœur d’un autre. Chacun répond au cœur de l’autre. Constellation.

Ici, une image. Faite de noms reliés entre eux. A laquelle vient répondre une autre image : la carte du monde.

Le récit de l’histoire, quant à lui : est l’impossible troisième image.


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Il boit un dernier alcool avec Christian. Ils parlent tous les deux dans la nuit. Il aime ce temps.