Chant neuf - [octobre 2008]





Trois textes et quelques fragments :


Chant neuf - [09.10.08].

Chant neuf - [10.10.08].
Chant neuf - [11.10.08].




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Chant neuf – [09.10.08]

C’est le matin. Tu vois d’abord un corps. Tu vois d’abord un corps dans des mains qui le lavent. C’est ton corps. C’est le début du jour. Tu reconnais la pièce. C’est une salle de bain. C’est le matin. C’est une image ancienne qui ne revient pas, aussi. C’est dans la pièce à côté une image ancienne qui ne revient pas. C’est dans la pièce à côté un autre corps que le tien. C’est dans la pièce à côté un corps endormi. Tu ne vois pas le corps dans la pièce à côté. Tu vois ton corps, nu. Le jour n’est pas encore levé. Tu vois ton corps, nu, dans le jour qui vient. Tu vois ton corps dans le gris du jour, juste avant la lumière. Tu entends les premiers sons du jour. Tu ne fais pas de bruit. Tu t’habilles. Tu marches sans faire de bruit dans la pièce à côté. Tu entends, dehors, la sirène du chantier qui retentit. Il est 7h30. Tu quittes la pièce endormie, tu quittes la chambre, tu quittes la maison. Tu quittes l’autre corps dans la pièce endormie. Tu t’éloignes de la maison. Dehors, la fraîcheur, la rue. La ville encore calme. Et cette lumière, blanche et voilée. Comme juste avant l’éclipse. Tu traverses la ville. Tu marches. Tu prends un tramway. Tu t’assois. En face de toi. Une femme se tient la tête dans la main droite. Une tête. Dans la fatigue penses-tu. La fatigue, dans tes propres yeux, ce matin, dès le réveil. Ton corps. Dans la fatigue. Et la pensée : vers un équilibre à trouver. Entre vertige et repos.

Je te fais. Le récit du premier jour. Je te fais le récit du commencement d’un premier jour. Je te dis comment je quitte le silence dans la maison. Comment j’entends les premiers pas dehors. Comment chaque pas ce matin traversant la ville me laisse sans image de la ville. Je te dis. Comment les heures du jour s’écoulent, s’inscrivent dans le corps, et comment les images me reviennent, une à une. Ici.

J’entre dans cette pièce. Ici. Tu entres avec moi dans cette pièce. Nous ne sommes pas seuls quand nous arrivons. D’autres sont là qui nous attendent, quand nous arrivons. D’autres sont là qui entrent avec nous. Je suis déjà dans la pièce quand tu arrives. Je dors encore. Je suis dans la pièce à côte. Je me réveille. Je te rejoins. Je suis avec toi dans la pièce maintenant. Nous sommes. Au cœur de la ville. Et sans savoir encore très bien comment, ni qui a commencé, nous inventons une marche, du loin vers le proche. Je voudrais. Retrouver le point de départ. Je voudrais. Retrouver le lieu de la première nuit. Je voudrais retrouver l’heure du premier soir. Je voudrais retrouver le chemin du premier matin, jusqu’au premier soir. La première nuit, avant la lumière. Je te fais. Le récit. De comment ce commencement une fois encore se vit comme un tout premier corps. A chaque instant.

C’est ton voisin de droite. C’est ta voisine d’en face. C’est ta main droite sur ton genou. C’est la main droite de la femme qui. C’est ton corps nu dans des mains qui le lavent. C’est la chambre du premier matin. C’est une distance, assez commune, entre deux corps en pleine lumière. C’est une belle ignorance, entre deux corps en pleine lumière. C’est l’espace, entre ton corps et le corps de cet homme, à ta droite. Ce sont les pensées de cet homme, à ta droite, proche à te toucher. Ce sont les images de ces pensées. C’est l’impalpable des pensées de ton voisin de droite. Et c’est le retour soudain d’une image ancienne : une table, où tu manges à midi, et le regard de cet homme sur toi, tandis que tu t’assois. C’est une cuisine déserte. C’est un escalier en colimaçon. C’est le mouvement brusque de ton regard vers cette femme croisée dans la rue, ce matin. C’est le chemin très secret de chez toi jusqu’à cette chaise et jusqu’aux pensées de ton voisin de droite. Ce sont les pensées, assises, dans chaque corps assis sur chaque chaise. Jusqu’à la main de celle qui. Ce sont les pensées. Dans chaque corps. Ce sont les mouvements de la main de celle qui. C’est le contact de la main de celle qui. C’est. Au contact de la main de celle qui. C’est. L’attente du contact de la main de. Là. C’est la chaleur du contact de la main de. Là. C’est la main qui se tend vers toi. Jusqu’à te toucher. C’est. Tu ouvres les yeux. Et soudain tu es seul.

C’est le moment juste. C’est la première fois que tu veux rester. C’est l’heure très légère de ta première venue. C’est dans le matin. Ce matin, précisément. Dans la marche. Dans les rues. Avec le froid, et la lumière très blanche et voilée, comme juste avant l’éclipse. C’est l’instant où tout revient. C’est maintenant. C’est dans l’espace : un fourmillement de déplacements. C’est à la fois une femme et un homme qui tracent un trait au fond d’une caverne, et une femme, ou un homme, qui prend le premier train qui part. C’est l’oubli d’un mot. C’est ton corps dans l’oubli. C’est ton corps qui traverse. C’est ton corps traversé. Ce sont les dates des jours où tu t’es senti vivre. Ce sont comme des étoiles qui tracent un récit dans ton corps qui s’ouvre. C’est le jour. C’est la nuit. C’est dans cette ville. Un univers sans fond. Une maison qui brûle. Dans de ton corps. Une table dans la nuit. C’est le résumé, périmé, des épisodes anciens. Ce sont les murs blancs, et les traces d’hier. Ce sont les questions données. Ce sont les questions trouvées. C’est un trou, par lequel tu passes et par quoi ton ventre ouvert marche vers la fin. C’est le nœud qui se dénoue. C’est la fin du récit. C’est le besoin d’en finir. C’est la nécessité d’aller. C’est : comment chaque corps vient pour lui-même et comment la somme des corps déplace chaque venue. C’est : comment chaque corps vient pour ne plus être le même. C’est la somme de la différence des corps. C’est pour chacun : en soi. C’est pour chacun : hors de soi. Et sans colère. Un combat. Par le corps. Contre. La mort. C’est tout. C’est une invention qui repousse la fin. C’est nous. C’est notre nom. C’est le vrai nom de l’éternel : Nous / par les corps. C’est une fragilité qui tient, par les corps. Nous disons oui. Par les corps. Ici. Nous signons, un contrat, sans trace écrite où seuls les corps présents attestent de ce qui est. Nous signons un contrat, sans trace écrite, où les corps présents sont responsables de la mémoire qui vient. C’est. A trois. Je dis que nous sommes un fantôme. Un. Deux. Trois. C’est. A trois. Je dis qu’un fantôme est un corps qui manque. Un. Deux. Trois. A trois, tu ouvres les yeux. Un. Deux. Trois. Ce corps que tu vois face à toi quand tu ouvres les yeux est le fruit très concret d’un amour. Ce corps que tu vois face à toi quand tu ouvres les yeux est un fruit qui tombe d’un arbre. Ce corps que tu vois face à toi quand tu ouvres les yeux est le troisième fruit. Ce corps que tu vois quand tu ouvres les yeux est un fruit fantôme. Moi ? Moi je parle après. Je prends la parole dans le fruit très concret de leur amour. Après. Je suis un corps très concret dans le fruit de leur amour. Et je dis : que leur parole ne sait plus me nourrir. Ainsi. Je parle. Et les phrases qui me traversent crois-moi ne sont miennes que le temps de leur passage par mon corps. Les phrases qui te traversent crois-moi ne sont tiennes que le temps de leur passage par ton corps. Crois-moi. Les phrases qui me traversent ne sont miennes ni avant ni après. Les phrases qui te traversent ne sont tiennes pas plus avant qu’après. Nous sommes. Un instant de la transition. Nous sommes. Dans un instant de transition. Je suis la venue d’une transition. Et tu vis : le même instant que moi. Tu vis dans le même instant que moi : une autre transition. Nous sommes en train de vivre, en ce moment, la transition au travers d’un corps. Nous sommes en train de vivre chacun notre instant de transition. En même temps. Qui es-tu.

Je suis. Un très gentil petit tremblement. Je te parle. Depuis le très gentil petit tremblement de l’instant. Dans la pièce à côté. Je suis. La venue d’un tremblement. Je suis, dans la pièce à côté, le tremblement d’un autre instant. Je suis ta main qui se tend vers le corps de la femme ou de l’homme à tes côtés, et je marque le tremblement d’un autre instant. Je suis ta main qui se tend vers ce corps établissant le tremblement. Et je cherche les mots pour dire comment je vis dans un autre instant : en même temps que toi. Je cherche les mots pour te dire comment tu passes par mon corps, comment tu me traverses et comment je me tends vers toi, et comment je m’approche, et comment tu me touches. Regarde. Je viens. Je quitte la chambre endormie, et, dans la lumière blanche, voilée, juste avant l’éclipse, dans le matin, froid, je tends la main vers un autre tremblement. C’est ainsi que le jour se lève. Chaque matin. Chaque soir. Chaque instant. C’est ainsi que chaque jour, très simplement : je fais lever le jour en faisant passer par mon corps le tremblement d’un autre instant. Et, crois-moi, je suis ta très tendre et très attentive petite pièce à côté. Et je marche dans les rues. Quelle surprise. De te retrouver ce soir ici.

J’ouvre. Ton corps. Ici. J’ouvre mon corps. Aussi. N’aie crainte. C’est un mouvement double très charmant qui se fait. Quand tu viens, je viens. N’aie crainte. C’est un mouvement double très tentant qui se fait. Quand tu ouvres, c’est ouvert déjà. Nous sommes tous les deux dans le tremblement d’un troisième corps qui nous porte. Je suis la troisième porte, dit le corps qui nous fait trembler. Je suis la parole par laquelle tu peux quitter la chambre endormie. Et ton visage se tourne. Ton regard s’ouvre. Ta main se tend. Ton corps tout entier se déploie. Est-ce que tu te vois venir. Je clignote. Dans le fond de ton âme. Est-ce que tu me vois venir. Je suis une parole clignotante. Je suis un témoin tapi dans le silence d’une image où deux corps inventent un fantôme très charmant. Je clignote dans le fond de ton corps. Et j’entre dans cette pièce. Je regarde les murs.

Tu entres avec moi dans cette pièce. Et maintenant, c’est l’heure très calme. C’est une heure vibrante. C’est une heure où les corps trouvent un langage qui peut se passer de mots. Ce temps ne va pas durer. C’est un vertige.





Chant neuf - [10.10.08]

C’est le matin. Tu quittes la maison. Tu marches dans les rues de la ville. Tu traverses la ville. Tu arrives devant un immeuble. Là, tu sonnes à une porte. La porte s’ouvre. Tu entres.

C’est le soir. Tu t’éloignes de l’immeuble. Tu marches dans les rues de la ville. Tu traverses la ville. Tu arrives : devant une usine. Les portes sont ouvertes. Tu entres. Tu montes un escalier. En haut, à droite, une porte est ouverte. Tu entres. Tu entres dans une pièce. Tu regardes les murs. Tu vois les objets. Là, tu t’assois. C’est la première fois que tu entres dans cette pièce. Non. Ce n’est pas la première fois.

C’est le matin. Tu quittes la maison. Tu marches dans les rues de la ville. Tu traverses la ville. Tu arrives devant l’usine. Tu sonnes. Les grilles s’ouvrent. Tu entres. Tu salues, à l’intérieur de l’usine, ceux que tu connais. Tu montes un escalier. Tu pousses une porte. Tu arrives dans la pièce. Tu regardes les murs. Tu vois les objets. Tu t’assois. Tu sens que des pensées naissent à la vue de chaque objet. Tu sens que des pensées te traversent. Tu sens : qu’un événement extérieur à toi-même te traverse. Tu pivotes légèrement la tête sur ta gauche : dans l’ouverture de la porte, un homme te regarde. Tu le rejoins. Tu quittes la pièce avec lui. Tu marches quelques mètres dans un couloir. Tu entres dans une autre pièce avec lui. Tu t’assois. L’homme s’assoit avec toi. Vous n’êtes pas seuls dans cette pièce. Nous sommes quarante-neuf. Ensemble. Nous attendons qu’un événement extérieur à nous-mêmes nous traverse.

Et. Maintenant. Je regarde l’homme assis en face de moi, et je lui dis : l’événement extérieur à moi-même : c’est toi. Il sourit. Je dis à l’homme assis en face de moi : quand je te parle, je deviens ton événement extérieur. Il sourit. Je dis à l’homme assis en face de moi : quand je te parle, parfois, j’ai l’impression que tu n’es pas là. Il sourit. Je dis à l’homme assis en face de moi : quand je te parle et que tu m’écoutes, quand je suppose que tu m’écoutes, tu ne parles pas : aussi : j’ai l’impression que tu n’es pas là. Il sourit. Je dis à l’homme assis en face de moi : quand tu ne me parles pas, j’ignore si tu m’écoute. Il sourit. Puis, il dit. Ce n’est pas toi que j’écoute, mais c’est ce que tu me dis. J’éprouve à entendre cette phrase une joie très calme. Et je quitte la pièce. Il est midi. Je sors de l’usine. Je traverse le canal. Je vais manger.

La table est toute en longueur. Autour de la table, chacun est installé lorsque j’arrive. Autour de la table, j’identifie ceux que je connais, et ceux que je ne connais pas. Il y a deux places libres en face de ceux que je connais. Je vais les rejoindre. Il y a deux places réservées en face de ceux que je connais. Une serviette nouée dans chaque assiette marque la réservation face aux deux places que j’ai cru libres. Il y a une place libre, cependant : au bout de la table. A l’autre bout de la table. Au plus loin de là où sont ceux que je connais. En tête de table. Oui. Je m’assois. En tête de table, je vais m’asseoir. Au bout de la table. Loin de là où sont ceux que je connais. Je suis assis. Et le téléphone alors sonne dans la poche intérieure droite de ma veste posée sur la chaise, en bout de table. Tous les visages se tournent vers moi. Toute l’attention se braque vers moi. Je m’excuse. Je décroche. Le numéro qui s’affiche sur le téléphone est un numéro inconnu. Je m’éloigne de la table. Je reconnais maintenant la voix qui parle au téléphone : c’est la voix. De mon père. Il part en voyage me dit-il. Il part. Moi, je reste. Je m’éloigne de la table. J’écoute la voix de mon père. C’est une voix inquiète. J’attends l’annonce d’un’ nouvelle grave. J’attends : l’annonce d’un’ nouvelle importante. La voix / de mon père / parle : d’un problème technique. Ce sont les batteries de la caméra. C’est un problème avec les batteries de la caméra. Il faut en changer. Il faut changer de batteries, ou bien il faut changer de caméra. Je ne comprends pas. Je comprends seulement que c’est un problème d’argent. Je comprends seulement que ce n’est pas possible. Il n’y aura pas d’images du voyage. Il ne pourra pas faire d’image. C’est moi : qui ai cassé la caméra. C’est moi : qui ai perdu les batteries. Je ferai. Les images. Du voyage. Sans caméra. Sans partir. Je ferai : le récit du voyage qu’il fera. Je n’ai pas cassé la caméra. C’est son vélo que j’ai cassé, pas sa caméra. Je ferai : le voyage sur son vélo. Je ferai le voyage sur son vélo de travail. C’est son vélo de travail que j’ai cassé. Pas la caméra. Je ferai le récit du voyage de son vélo de travail qu’il m’a donné et que j’ai détruit. Sans caméra. Je ferai, je fais, le récit du voyage sur son vélo de travail qu’il m’a donné, et que je lui ai fait jeté. Sans caméra. Je ferai le récit des sanglots dans la voix de mon père. Sans caméra. C’est mon secret. Un chagrin sans larmes. Sans image. Une émotion tremblant dans la voix de mon père, et d’autres mots que j’attends, d’autres mots que j’entends qui viennent dans le silence de sa gorge. C’est mon secret. C’est un long silence. C’est une longue conversation interrompue. C’est un numéro de téléphone inconnu qui s’affiche. A qui appartient ce téléphone. A quel numéro je peux le rappeler. Dehors, la sirène retentit sur le chantier. Il est 7h30. C’est le matin. Le jour n’est pas encore levé. Je quitte la maison.

Récit. Du jour. Neuf. Récit. De comment se commence. Le jour. Neuf. Récit. De la création du monde. Récit. De la lente venue d’un objet, ou d’un corps, qui nous dépasse, et dont nous voulons chacun être le maître. Récit. D’un mouvement de translation très précis, sur des rails : un train, qui passe, dehors. Récit. Des mouvements dans un espace qui nous contient. Récit des mouvements. Dans un espace qui nous retient. Récit de l’espace dans lequel tu te déplaces. Récit des mouvements. Dans un espace où tu peux aller, venir. Récit des mouvements d’un corps. Récit des conditions d’un accueil. Récit de ta propre naissance. Récit de la nécessité de ta propre naissance. Récit de la nécessité d’être né une fois déjà : pour pouvoir naître.

Et maintenant. C’est le soir. Maintenant. Ce sont les rues de la ville et je rentre chez moi. Odeurs de nourriture qui s’échappe des maisons. Silhouettes aux fenêtres. Ici, un homme ferme les volets, la nuit n’est pas encore tombée. Ici. La nuit. Est en train de tomber. Quand j’aurai fini de te parler. Quand j’aurai trouvé à te dire ce que je peine tant à trouver. Quand je saurai enfin ce que j’avais à te dire. Il fera nuit noire. Il fera grand jour. Regarde. Je marche dans une rue. C’est le soir. C’est une rue dans la ville. C’est un homme, ici, qui gueule après son chien. Ce sont ses cris qui me traversent. Ce sont ces cris qui te traversent. C’est le soir. C’est le retour chez toi après la journée de travail. Ce sont les odeurs de nourriture qui s’échappent des maisons. C’est la nourriture préparée par celle que tu aimes. C’est la nourriture préparée par celui que tu aimes. C’est le repas préparé qui attend. C’est la maison vide et le plaisir du silence. C’est l’immensité de la ville. C’est une solitude, vive, qui anime tes pas dans les rues de la ville. C’est : ce qui vient, et non plus : de ce qui fut. C’est chaque soir. Chaque matin. C’est : comment chaque corps est une arrivée du jour. C’est un mouvement : vers dehors. C’est ton corps tendu, qui se détend. C’est ta parole qui se projette et qui dessine un corps : devant toi. C’est ta propre marche qui précise le corps que tu deviens. C’est ton corps qui s’ouvre à la rencontre. C’est un temps juste, sans attente. C’est : en même temps que toi. Un mouvement où toutes les parties de mon corps sont entraînés. En même temps que toi. Un mouvement où le corps tout entier est entraîné.

Et c’est un jour de deuil dans la ville. Aussi. C’est une femme qui est morte, hier, et toute la ville est en deuil. C’est un homme hier qui est mort, et toute la ville est en deuil. Je pense. A une ville toute entière. Fêtant la naissance d’un inconnu. Je pense. A une ville toute entière ouverte. A le venue d’un inconnu. Je pense la même chose pour mon corps. Je pense à la même chose pour le tien.

Question : comment ferons-nous pour former une réponse qui soit la nôtre, à tous. Question : comment penser la venue d’une réponse qui nous échappe. Comment penser la venue d’une réponse hors de nous-mêmes. Comment penser une venue qui surgit là où aucun de nous ne l’attendait. Hors de nous-mêmes. Et sans colère. Une venue, commune, qui répondrait à la question singulière présente dans chacun de nos corps. C’est l’insensé d’une telle réponse que nous cherchons.

Quand nous trouvons cette réponse : l’image impossible à traduire en mots, nous sommes en train de la voir. Quand nous trouvons cette réponse : le silence premier impossible à décrire, nous sommes en train de l’entendre. Ici, nous sommes quarante-neuf. Et nous soutenons le silence. C’est cela que nous sommes en train de faire. Et l’image impossible à traduire tremble dans chacun de nos corps. Nous sommes quarante-neuf. Nous sommes un. Nous sommes un corps aux fondations multiples. Nous sommes un corps où chacun de nos corps est une racine. Nous avons des branches qui se ramifient dans la ville. Nous sommes un peuple d’ouvrier. Nous sommes un peuple de jouisseur. Et nous bâtissons une maison ferme, éphémère, et ouverte. Nous la voulons pour que la voix de chacun la défasse et la consolide. Nous inventons : l’impossible de l’accueil.

Est-ce que nous poserons toujours les mêmes questions. Est-ce que les questions vont finir par changer. Est-ce que le lieu va finir par changer. A chaque oui que l’un de nous articule, nos corps sont pris de tremblements. A chaque oui que l’un de nous articule, d’autres corps articulent d’autres oui. Et la joie. Est un mot qu’il est possible de connaître. De jour en jour, la réponse que nous formons modifie nos corps. Et la joie. Est le lieu de cette place, où nous répondons de notre oui. La joie est cette place centrale dans la ville où nos tremblements coïncident.





Chant neuf – [11.10.08]

Et maintenant je relie la maison 1 à la maison 2. Je relie, maintenant, la maison 2 à la maison 1. J’appelle maison 1 la maison d’aliénation d’origine. J’appelle maison 2 la maison d’aliénation du présent non vécu. Et maintenant. Je brûle les deux maisons. Maintenant. Je me paye mon petit feu de joie. Et je brûle, et brouille, les plans établis. Je brûle, par le corps. Opération en cours. La chaleur et la lumière que je dégage enflamme chaque maison de mort qui enferme des corps. Un nouveau monde peuplé d’inconnus s’ouvrent à moi. Ma chaleur et ma lumière redouble. Je suis le lieu de l’instant. Je rétablis la connexion avec l’enfance. Ma mémoire devient ardente. Et je prends la voix querelleuse et rieuse de l’enfant, celle qui ne fut jamais la mienne et je dis : je ne penserai plus à après. Je brûle, et moins je pense pour après plus ma chaleur donne. Je suis l’enfant : je suis le corps de l’instant. Je suis le temps de l’instant : par le corps. Je suis celui qui reste. Rester signifie : continuer d’être. Je suis le présent plein. Je suis l’enfance en accord avec l’instant présent. Je suis un temps où la présence et la pensée s’incarne. Je suis une instance majeure.

Ici. C’est le lieu du travail. Ici. C’est le lieu de ta vie. Ici. C’est un lieu de vie où le seul travail est d’accepter ce qui vient. Ici ce sont des livres. Ici ce sont des outils pour fabriquer des objets. Ici c’est un couteau. Là-bas : dans la ville, un homme te plante un couteau dans le mollet droit. C’est un souvenir. C’est réel. C’est une nuit de janvier, en 2005. Je passe à côté de la mort. Il y a aujourd’hui, dans la ville, un homme qui m’a planté un couteau dans le mollet droit. Je pense à lui, parfois, lorsque je croise un homme qui lui ressemble. Dans cette ville. Je passe parfois à côté de la mort, très simplement. Ce matin, par exemple. Dans le tramway. Un homme qui lui ressemble. Hier. Au soleil. A midi. Un homme assis dehors qui boit une bière et qui joue avec un revolver. Un homme assis dehors qui boit une bière et se lève et marche vers un groupe de quatre femmes. Un homme qui vise et qui tire dans la nuque de la femme derrière laquelle il se tient. Hier. Sur une pelouse au soleil. Dans cette ville où nous vivons. Les balles n’étaient que des billes. L’arme était en plastique. Mais le geste. A EU LIEU. La violence. De ce geste. La mort rendue visible, par ce seule geste. Je voudrais. Quand je te parle. Je cherche. Quand je te parle. Je cherche une phrase qui te fasse connaître l’intensité de cette violence. Je veux te dire cette phrase en face. Et je veux qu’elle nous fasse vivre.

Et les corps qui dorment dans le tramway, le matin. Et la femme de l’autre jour que je reconnais à la position de son corps : sa tête, dans sa main. Sa tête, dans la fatigue. Et la beauté très simple du ciel rose au lever du jour. La lumière. Le regard qui scrute. Le regard qui s’ouvre à l’incandescence. Pas à pas, je vis l’expérience d’un lent retour à la vie. Pas à pas. Chaque matin. Je reviens à la vie. Je n’ai pas idée de combien d’années j’ai passé si loin d’elle.

Et dehors. Dans la rue. Un homme sur un banc. Et ses deux gros sacs avec toutes ses affaires, dedans, par terre. Tous les jours, à la même heure, il est là. Est-ce que nous vivons dans le même monde.

Ici. C’est une maquette qui prend le temps de tout un jour pour apparaître. Ici. C’est une image longtemps restée invisible, et qui vient. C’est un plan déjà existant, ici, dans ton corps. C’est le bouleversement d’un plan de la ville, ici, dans ton corps. C’est le plan d’une ville qui bouleverse ton corps. C’est le plan d’une ville qui te traverse. C’est un plan nouveau qui trace entre nous des axes qui nous relient. C’est une géographie mouvante. C’est. Ce sont. Tes pas qui prennent la mesure de l’espace commun. C’est. Ce sont. Les femmes et les hommes que tu croises et les pensées qui te viennent à chaque regard que tu poses sur un fragment de ce monde.

Avant de venir ici j’ai traversé la ville. Je suis passé par la foire. J’ai vu des voleurs. J’ai vu des nouvelles idoles. J’ai vu des objets désirés et inaccessibles. J’ai vu des objets mis en jeu mais inaccessibles. J’ai vu des hommes dupes. J’ai vu des hommes avides. J’ai entendu des corps dans des manèges pousser des cris. Et j’ai reconnu comment le cri de la jouissance participe à déployer l’étendue de la jouissance. J’ai vu la dégradation de la jouissance. Et j’ai repensé au poème de Brecht: Chaque matin pour gagner mon pain / Je vais au marché où l’on vend des mensonges / Et plein d’espoir / Je me range à côté du vendeur. Nous avons traversé la ville. Nous avons traversé la foire. Nous avons marché ensemble. Nous avons longuement parlé. Je suis venu seul. Je suis venu avec toi. Avec toi ou sans toi. Tous les jours. Je pose mon regard. Sur un fragment du monde. Et tous les jours. Avec. Ou sans. Toi. Je pose une question. La même. Chaque jour. Et je tente une réponse. Avec toi. Certains jours. Sans toi. Chaque jour. Sur chaque table, dans chaque corps, je dépose une question. Jamais la même. Et je sens qu’à l’intérieur de chaque corps, une réponse modifie le plan de la ville.

Et maintenant. C’est l’instant où je fais place nette. C’est l’heure maintenant où je fais l’espace vierge pour enfin pouvoir commencer. C’est l’instant, maintenant, où je commence. C’est l’instant où je signe pour l’échange à venir. Sans savoir. Avec qui. C’est l’instant où je tremble. C’est l’instant où retentit la sirène de la grue sur le chantier. C’est le début du travail. Il est 7h30. C’est le matin. Le chantier ouvre. Il est 10h00. Il est 10h07. Il est 10H09. Il est 11h00. Il est 15h16. Il est 21h13. Nous sommes 49 dans cette pièce. Et. Maintenant. Nous allons bâtir une maison commune. Non. Nous allons, maintenant, partir de cette maison. Nous allons maintenant quitter cette usine. Nous sommes. Un corps. Maintenant. Nous sommes un corps en train de tisser de nouveaux liens. Nous sommes un corps dans lequel s’écrit le présent. Nous sommes un corps : où chacun de nos corps trace un geste. Et chacun de nos gestes se grave dans nos mémoires. Nous sommes un corps en formation. Et chaque main qui trace : chaque main défait, chaque main écrit, chaque main passe, tisse, chaque main bâtit. Ici. Une nouvelle maison s’écrit dans chacune de nos mains. C’est la même maison. Ce n’est pas la même. C’est une maison ouverte et qui brûle, et qui tient par le feu. C’est une ville. Ici. Dans chacune de nos mains, une maison ouverte se bâtit pour la ville commune où ensemble nous allons vivre. Nous n’avons pas de plan. Nous ne bâtissons pas une maison, mais une ville. Nous ne bâtissons pas une ville, mais le plan d’une ville. Il y a des rues à tracer pour aller de nos corps à nos maisons. Il y aura des percées à penser : pour aller de nos corps à nos corps, en passant par nos maisons. Il y a des fenêtres à penser avant de bâtir les murs. Les murs sont déjà bâtis. Les murs, dans la ville, nous parlent de ceux qui les ont bâtis. Les murs appellent nos inscriptions. Les murs nous rappellent ce qu’ils ont vu. Ici, il y avait une porte. Qui l’a ouverte. Ici, il y a une porte. Qui l’a fermée. Ici, nos inscriptions sur les murs saluent le passé par un feu très vivant dans nos corps. Ici. Nos corps respirent dans un espace ouvert où passé et vivant dialoguent. Le vivant de ce dialogue a pour nom mémoire. Et nos corps sont là pour l’accueillir. A cet instant. Dans cette pièce. Un. Deux. Trois. 49 fois 3 = 147. A cet instant. Dans cette pièce. Nous sommes 147. Nous sommes au minimum 147 dans cette pièce. Et les murs nous regardent. Et nos corps. Accueillent la mémoire.

C’est l’instant très simple où tout revient. C’est l’instant très calme où tout commence. C’est le lieu. C’est le lieu présent. C’est une ancienne usine. C’est la chambre des amants. Dans le même temps. C’est un combat : entre le lieu du travail et le lieu du désir. C’est le risque de la guerre. C’est : comment faire place nette et garder mémoire. Par les corps.

Et j’entends le train qui passe. Je ne me consolerai jamais en me disant que ce n’était pas le mien. J’entends la sirène du chantier. J’entends très bien la sirène du chantier. J’entends très bien l’appel de toutes les sirènes. Il est 7h30. C’est le matin. J’entends le grincement du métal. J’entends les trains qui passent. Et je renonce : à la consolation. A l’instant. Je pense à l’homme assis sur son banc. Avec ses deux gros sacs et ses affaires dedans. Et j’entends les sirènes qui retentissent. A chaque premier mercredi du mois. J’entends les sirènes qui retentissent. J’entends comment les temps de paix se rassurent et veulent se convaincre de n’être pas en guerre. J’entends les temps de guerre sans mots pour la dire. Chaque matin. Chaque midi. J’entends les trains passer, et je n’oublie pas. J’entends les sirènes. Et celles d’aujourd’hui ne savent plus qu’être celles de l’appel au travail. Je comprends certains matins le mot désenchantement. Mais le corps n’oublie pas. La nécessité du feu qu’il a en lui, le corps ne l’oublie pas. Les autres corps passés par lui, le corps ne les oublie pas. Ici : mon corps n’oublie pas la présence en lui d’un ouvrier. Ici : mon corps n’oublie pas la présence en lui d’un paysan. Ici : mon corps n’oublie pas la peau très lisse à l’intérieur de mes mains. Chaque lieu. Est traversé. Par des corps absents. Chaque corps. Est traversé par un absent. La force très belle et paradoxale de l’absent : est la puissance de sa présence. Chaque lieu. Est habité par ses absents. Une sirène au loin retentit. Et je pense à un incendie dans un champ. Une sirène au loin retentit. Et je pense au bombardement d’une usine. Je pense. Qu’une sirène appelle mon corps. De l’intérieur. Je pense qu’une sirène traverse mon chant et l’incendie. Je pense que son corps écrit le secret d’un trajet brûlant par lequel je ne crains plus de venir.

Et la joie. Est un mot qu’il est possible de connaître.
A chaque oui que l’un de nous articule, nos corps sont pris de tremblements. A chaque oui que l’un de nous articule, d’autres corps articulent d’autres oui. Et de jour en jour, la réponse que nous formons modifie nos corps.

La joie. Est le lieu de cette place, où nous répondons de notre oui. La joie. Est cette place centrale dans la ville où nos tremblements coïncident.